Critique du film N°10

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Par Super Seven

le 04/09/2023

SuperSeven :


À titre énigmatique, film énigmatique pourrait-on dire. En réalité, N°10, dixième œuvre d’Alex van Warmerdam (on fait le lien, rien de si énigmatique donc), n’est pas si opaque qu’il le laisse penser. Il faut le voir comme un ensemble de symboles à la dérive (que le dernier plan, aussi drôle d’incongruité que frustrant de facilité, traduit parfaitement) dans le sillon duquel apparaît une silhouette fracturée : celle du Créateur, le divin et l’humain, et même les deux en même temps à travers Günter, pion d’une grande scène dont il tend à s’émanciper.

D’où le rapport au théâtre, ici étiré à l’absurde par un metteur en scène dont le cocuage (par Isabel, actrice de la pièce, et Günter, Lui aussi comédien) le pousse à saboter sa propre œuvre en la rendant la plus chaotique possible : inversion des rôles et/ou répliques, changement des scènes, au point de parler de « collage abstrait ». L’enjeu de la représentation n’est plus tant d’avoir un quelconque sens intrinsèque mais d’aboutir, pour son créateur, à la disparition physique de son rival. Cette mise en abyme du théâtre de boulevard, doublée par le filmage secret des répétitions par Lizzy, la fille de Günter, renvoie d’une certaine manière à L’Amour fou de Jacques Rivette, qui mélange lui aussi drame conjugal entre metteur en scène et actrice et captation du travail. La comparaison pourrait s’arrêter là mais van Warmerdam pousse le vice, en proposant une sorte de négatif du projet rivettien. Ici tout est contrôlé, c’est un puzzle savamment construit afin de perdre le spectateur, là où Rivette, lui, est guidé par l’instant et le film, comme son réalisateur, ne sait pas où il va, créant un certain vertige dans le rapport à la création.

Ainsi, pas de vertige dans N°10, mais autre chose. Car la piste de l’exploration du théâtre comme métaphore du film et du cinéma de van Warmerdam (nourri de son rapport multiple à l’art : il est aussi plasticien, peintre ou romancier) est vite mise de côté pour aller ailleurs, et sonder les possibles d’un cinéma néerlandais hyper critique et divertissant. La rupture, marquée par l’interruption violente de la représentation théâtrale par Günter – qui s’approprie la pièce et donc le récit –, donne à voir ce qui se cache depuis le début dans cet étrange édifice teinté de surréalisme. L’hypocrisie ambiante et l’individualisme exacerbé teinté d’inertie (que Marius illustre bien en racontant d’une part l’adultère découvert à l’intéressé qui provoque son inversion d’importance avec Günter dans la pièce, et d’autre part en restant de marbre à la mort de sa femme qui l’empêchait de correctement préparer son rôle) seraient la face visible d’un iceberg bien plus profondément enfoui qu’il n’y paraît en ce que ses fondements seraient la place de la religion dans la société. Günter est un athée convaincu, et son nouveau but, au-delà de peut-être comprendre ses origines, est d’empêcher la reproduction de l’installation religieuse dans de nouvelles terres. A ce titre, l’entreprise prend un tournant politique étonnant et encore plus grinçant qu’initialement ; à la satire mordante et doucement cynique (presque agaçante) du milieu du théâtre succède une attaque féroce contre l’Église et sa capacité de manipulation.

C’est là que N°10 réussit d’abord le mieux, avec son jeu de pistes qui amène à une petite chapelle au milieu des bois qui, sans payer de mine, devient le cœur du virage stylistique en cours. La picturalité du film n’est jamais plus prégnante, un escalier descendant devient un tunnel infini à la saturation colorimétrique extrême dans lequel se perdre est un plaisir, tandis que la surface demeure un espace où les couleurs ternes laissent entrevoir une certaine étrangeté. Malheureusement, le grand écart qui s’amorce est un peu violent et frise le claquage musculaire ; à trop vouloir sidérer en étant sûr de son coup, van Warmerdam demande un laisser-aller à l’absurdité trop important qui camoufle la simplicité du propos dans un nuage de symbolique sursignifiant (l’Éden artificiel). Le tout culmine dans un dernier plan dont l’audace amuse et impressionne autant qu’il laisse un goût amer. L’impassibilité de l’humanité dépeinte dans le(s) monde(s) de van Warmerdam a ceci d’intrigant et de déconcertant qu’elle en devient presque contagieuse, et enferme dans une distance telle qu’on ne sait plus très bien si l’on ne fait en réalité pas partie du largage final.


Elie Bartin

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