Par Super Seven
SuperSeven :
Dans son dernier documentaire en date, Notre corps, Claire Simon nous propose de suivre la vie dans un service gynécologique d’un hôpital parisien. Dans un geste éminemment proche de Frederick Wiseman en ce qu’elle s’attache à étudier tous les postes d’un service public, elle engage toutefois le spectateur davantage que ce dernier dans ce à quoi elle assiste. Nous la voyons parfois, elle nous parle. Elle est toujours devant nous, même lorsqu’elle se situe derrière la caméra tant elle fait corps avec cette dernière. Sa caméra est toujours incarnée ; elle est le premier corps rencontré, comme une main tendue, toujours ouverte à l’autre, une vraie leçon de cinéma. Elle assiste ainsi à diverses consultations médicales, de femmes enceintes, de couples ne parvenant pas à avoir d’enfants, de femmes atteintes de maladies mais également à des opérations, au déroulement de fécondations in vitro, …
Notre Corps fait montre de deux obsessions chère à la cinéaste : capter un flux, faire de l’éphémère un évènement, elle qui a dit un jour : « Il ne s’agit pas de filmer « ce qui arrive » mais de tenter de capter des traces de ce qui se passe. » et puis essayer de filmer ce qui lui résiste, ce qui ne se filme pas, comme lorsqu’elle a souhaité montrer l’histoire d’amour de sa fille dans 800 km de différence - Romance .
Claire Simon va ici très loin dans son désir de capturer la vie en filmant divers accouchements, qui sont déjà toujours des évènements, mais elle contrebalance ces scènes éprouvantes par de simples entretiens entre un patient et son médecin. Elle n’essaie jamais de retracer l’histoire de la personne qu’elle filme mais plutôt de laisser une remarque, une émotion trahir une personnalité. Ce qui l’intéresse c’est le pur présent, qui, dans un hôpital, frissonne peut-être davantage de fragilité tant certaines annonces peuvent tout faire basculer. Notre Corps contient ainsi autant de sources de joie que de peurs à affronter. L’exemple le plus marquant est ce moment où la réalisatrice elle-même apprend qu’elle a un cancer et qu’elle tient absolument à filmer. Est-ce par exigence de sincérité ? Pour provoquer une distance entre le réel et ce qui lui arrive ? Ou encore un moyen d’affronter sa peur ? Sans faire du récit sa propre histoire, elle s’y inscrit tout de même et permet de questionner la nécessité de la présence d’un médium en ces lieux. Une femme filmée lors de son opération propose une réponse, elle se dit détendue par la présence d’une caméra parce que « c’est bien de montrer comment cela se passe », et puis « ça fait cinéma ». Le cinéma aurait des vertus thérapeutiques, on n’est plus seulement malade, on devient personnage.
La cinéaste semble ainsi répondre au défi lancé par Jean-Louis Comolli dans Cinéma contre Spectacle lorsqu’il écrivait : « Le corps filmé est du côté de l’accident. Le corps est contradiction, subversion. Le film doit le domestiquer. Ce dressage n’est jamais sans reste. Il y a de la tension, du délabrement, du débordement. Et la forme majeure de ce débordement – qui est autonomie du corps filmé par rapport à la mise en cadre réglée par la machine – pousse à la constitution d’une aire de jeu, d’un déploiement qui lui serait propre. Il faut sa juste durée à ce qui accueille la liberté du corps. ». Elle filme le corps dans toute sa liberté, sous tous ses aspects, charnel, organique, microscopique tant et si bien que notre œil de spectateur peut rechigner à regarder ce qu’il se passe lors de certaines opérations. Un processus de mise à nu par couches est à l’œuvre et nous place à la limite du désagréable. Mais toute l’étrangeté que notre corps peut revêtir est compensée par un sentiment d’amour et de vitalité dont les êtres sont d’abord porteurs, qui culmine dans ce qui est probablement le plus bel accouchement du cinéma.
Toutes ces séquences sont ponctuées par de très beaux intermèdes dans les couloirs de l’hôpital. Des plans fantomatiques où le soleil passe à travers les vitres et ne donne à voir plus que des ombres sur un mur, nous situant dans un entre-deux, entre un dedans et un dehors, un avant et un après, nous faisant comprendre pourquoi il a fallu filmer. Parce qu’à l’intérieur de ces couloirs se joue l’essentiel : le passage entre la vie et la mort, de l’inanimé à l’animé.
Léa Robinet