Critique du film Nope

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Par Super Seven

le 12/08/2022

SuperSeven :


En deux films, Jordan Peele a su imposer un style entraînant une certaine expectative quant à ses prochains projets. Décevant avec The Twilight Zone - série reboot de la Quatrième Dimension - qu’il a produite et narrée, il était néanmoins plutôt logique d’attendre son troisième film en tant que réalisateur : NOPE, dont le marketing a su préserver un mystère capable d’attirer le spectateur, avant de lever le voile sur le vrai sujet du film. Ou pas.

Si NOPE semble parler d’invasion extraterrestre et d’OVNIs, il est amusant de noter que Jordan Peele joue avec le spectateur, ne prenant celui-ci ni comme acquis, ni comme incapable de comprendre son film. Ici, le metteur en scène (également scénariste et producteur, comme à son habitude) construit un petit labyrinthe pour que le spectateur soit amené à réfléchir au sens des images et l’histoire derrière celles-ci.

En effet, le dernier long-métrage du cinéaste s’intéresse à la question de l’art, et bien-sûr, du cinéma, tout en y mêlant des thématiques habituelles chez Jordan Peele. A travers ces thèmes - sur lesquels nous reviendrons -, Peele développe tout un pan de l’histoire du cinéma que l’on ne connaît pas forcément : qui sont les figures de l’ombre ? Jusqu’où peut-on exploiter la souffrance de certains afin d’obtenir ce que l’on veut, au nom du sacro-saint art ? Tout cela est mis intelligemment en page par le réalisateur qui affine l’approche politique de son travail (sur la culture afro-américaine et la perception de l’autre notamment) au profit d’un blockbuster horrifique de science-fiction ambitieux et parfois absolument vertigineux.

Car ici, la notion de traumatisme, qui traverse déjà sa filmographie, est présentée sous un angle inédit. Il est question de le surmonter plus que de le subir, à mesure que les personnages le vivent. Et comment faire ? L’utiliser pour son propre profit ? L’expliquer pour faire son deuil ? Peele aborde plusieurs facettes du traumatisme personnel et montre une palette de personnages qui doivent faire face à une blessure passée ou présente, les dépeignant de manière humaine et parfois ambiguë. Oui, nous ne sommes parfois pas logique face à un choc et il nous arrive d’exploiter notre expérience traumatisante afin d’en tirer profit et d’avancer. L’être humain vainc le trauma comme bon lui semble, la question du trauma étant personnelle, sa résolution l’est aussi. Et en parlant d’exploitation....

Une nouvelle fois, le metteur en scène s’arme de plusieurs pistes afin d’explorer ce thème. Le plus évident reste l’angle animal, notamment à travers Gordy, ce chimpanzé star de sitcom, victime de la non-considération de son statut. O.J. (le protagoniste interprété par Daniel Kaluuya) vivra indirectement la même chose, étant dresseur de cheval pour Hollywood. Mais il y’a aussi toute une réflexion sur l’exploitation POUR les images, une exploitation humaine. Cette réflexion est principalement amorcée avec la question de l’héritage noir dans l’histoire du cinéma : comment a-t-on utilisé leurs exploits pour s’approprier les plus grandes lignes de cette histoire de l’art ? Comme montré dans les premières minutes du film, l’Histoire a retenu le nom d’Eadweard Muybridge, la première personne ayant assemblé des photographies afin de lui donner du mouvement, mais le cavalier noir ayant (techniquement) créé ce mouvement reste inconnu, jamais nommé.

Toutes ces notions abordées durant le film servent son propos principal : notre rapport au spectacle. Jordan Peele confronte durant son récit notre habitude voire la nonchalance dont nous pouvons faire preuve face aux différentes images violentes du quotidien, qu’elles soient fictionnelles ou réelles. Mais ce qui l’intéresse davantage, c’est la mise en scène de ces images : comment l’on peut mettre en scène cette violence, mettre en scène notre traumatisme et l’exploiter.
Par exemple, le personnage de Steven Yeun, Jupe, se sert de la tragédie Gordy (que nous garderons évasive) pour en tirer profit, tout comme les chaînes d’information peuvent se servir d’images choquantes pour faire de l’audimat. Jupe va jusqu’à se servir d’un symbole personnel de son expérience traumatisante (une chaussure droite) afin d’attirer du public, en tirer quelques dollars et faire parler de lui ; l’Homme est prêt à tout pour son moment de gloire et son cachet. Il faut aussi noter que l’histoire se déroule en grande partie à travers la vanité des personnages : un intérêt financier mais également de notoriété : les Haywood, restés dans l’ombre si longtemps, cherchent cette reconnaissance faite sur le dos de leurs ancêtres. Mais si nos personnages peuvent se cacher derrière un but médiatique, on en revient à cette “commercialisation” de la tragédie et de ses images, pour le spectacle.

Et pourquoi ne pas dénoncer le spectacle en donnant au spectateur un véritable spectacle ? D’une ambition folle, NOPE surprend le spectateur par sa convocation du merveilleux, par sa mise en scène, sa bande sonore ou bien son déroulement fantastique. Cet aspect extraordinaire fait bien évidemment penser aux nombreux blockbusters qui ont précédé ce film, mais amène aussi à revenir au Magicien d’Oz — auquel Jordan Peele glisse de nombreuses références. Le scénariste emprunte au film et au mythe général d’Oz, en donnant à son héroïne le nom d’Emerald - le lien le plus évident à cette histoire - mais aussi en choisissant comme menace une chose que l’on ne peut pas regarder, du moins pas sans protection, faisant penser à la Cité d’Emeraude que l’on ne peut regarder sans lunettes dans le livre de L. Frank Baum. Amusant de noter que les premières protections de nos protagonistes une fois la menace connue, sont des lunettes de soleil.
Un peu plus loin dans le récit, la protection du cheval est une sorte de capuche de couleur verte, amenant une nouvelle référence au monde imaginaire de la cité d’émeraude, mais également à l’industrie cinématographique fortement dépeinte dans le film (le vert est très présent dans NOPE).

Alors que l’on pensait savoir à quoi s’attendre avec Jordan Peele après seulement deux films, NOPE, tout en s’inscrivant parfaitement dans la continuité de ses deux précédentes œuvres, choque par le simple fait que le cinéaste soit capable d’un tel film, comme si Peele donnait tort aux spectateurs tout en restant familier.
Le réalisateur a de l’ambition et se permet de le montrer sous tous ses angles, notamment dans une mise en scène à hauteur d’homme qui rend la menace gigantesque et particulièrement impressionnante une fois nos yeux sur l’écran de cinéma. Le mot “vertigineux” est utilisé au début de ce texte et c’est réellement le sentiment que le spectateur peut avoir face à certaines séquences. Grâce à l’ambition du cinéaste, la musique orchestrée parfaitement par Michael Abels (un habitué de Peele) et la photographie de Hoyte Van Hoytema - le directeur de la photographie favori de Christopher Nolan, qui a décidé de tourner NOPE en IMAX, un format dans lequel nous vous conseillons vivement de voir le film -, le tout est rendu d'autant plus impressionnant tant l’image et le sound design ont été pensés pour cela.

Ce dernier film est donc d’une grande virtuosité et d’une finesse de récit qui n’a rien à envier au reste du paysage du cinéma américain, encore plus dans cette forme de cinéma de divertissement. Oui, il est possible pour un auteur de livrer une œuvre personnelle au profit d’un blockbuster intelligent, fun et jouissif. Les cinéphiles n’en doutaient déjà pas, mais le metteur en scène insuffle un nouveau souffle dans le cinéma d’horreur actuel, souvent décrié (à tort), dans un film qui semble inédit dans son ampleur. Si Jordan Peele était déjà un cinéaste à suivre, il passe avec NOPE dans la cour des grands et devient une figure incontournable du cinéma d’horreur contemporain — voire du cinéma, sans précision. Chapeau.

Nahum 3 :6 — Je jetterai sur toi des impuretés, je t'avilirai, Et je te donnerai en spectacle.


Pierre-Alexandre Barillier

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