Critique du film Music

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Par Super Seven

le 12/03/2023


RÉINVENTER LE MYTHE

Music, le nouveau film d’Angela Schanelec, a un mérite, celui de faire se questionner la manière d’en parler, d’être critique à son sujet. Qu’on l’aime ou non, cette fracassante nouvelle proposition, qui nous tombe dessus sans crier gare à la manière du drame qui frappe ses personnages, interroge notre rapport au cinéma par son essence même ; récit à trous à la radicalité formelle frontale (longs plans fixes, peu de dialogues), intrigue essorée de toutes fioritures, travail exquis de la lenteur.

C’est là tout le sel de cette entreprise qui aiguise les sens, dès son Big Bang météorologique originel à flan de montagne où la nappe sonore mêlée à la beauté pure du décor enrobe d’emblée. Nul repère spatio-temporel, aucune information si ce n’est celle sur l’affiche qu’il s’agit d’une libre relecture d’Œdipe, bref que du cinéma, et une invitation. Schanelec, dont chaque coupe agit comme un coup de pinceau, enchaîne les tableaux et nous offre une plongée sensorielle et active dans les brèches de cet étrange puzzle qu’il ne s’agit pas de remettre en ordre mais plutôt d’admirer. Les pièces sont les suivantes. Dans une forêt, qu’on l’on apprend être grecque plus tard, un couple abandonne un enfant, Jon, sous la pluie. Quelques années plus tard, ce dernier croise son père par hasard sans le reconnaître – alors que son père comprend, lui – et le tue. En prison, il rencontre la gardienne Iro – sa mère qui, elle, ne le reconnaît pas – et ils tombent amoureux. Ensemble ils ont une fille et vivent leur idylle dans un petit village ensoleillé jusqu’au moment où Iro découvre fatalement le lien qui l’unit à Jon, et décide de se jeter d’une falaise. Plus tard, Jon a refait sa vie en Allemagne avec sa fille. La cécité le gagne mais il a trouvé une nouvelle manière de voir le monde, en chantant.

Évidemment, il n’est pas difficile de reconnaître les jalons centraux de l’histoire œdipienne, mais ils sont ici moins points de scénarios que sources d’une rythmique lyrique, une mélodie grave aux accents solaires. Il faut être aux aguets, savoir recevoir le rayon qui perce chaque paysage de chaque photogramme de cette machine infernale dont l’agencement par soustraction renvoie étonnamment au Memoria de Weerasethakul et sa magie fantastique dictée par le son, et, mais c’est là plus saugrenu, à la démarche spatio-temporelle straubienne de Nicht Versöhnt. Music joue de son ambivalence intrinsèque, à la fois partition tragique en bloc dense à maîtriser et pages individuelles qui se tournent avec leur lot d’ellipses et de creux insaisissables. Schanelec réécrit Œdipe à nos côtés, c’est la force de sa contemporanéité à travers lesquelles nous percevons ce qui gît par-delà l’image – entre impossible maîtrise totale de notre vie et espoir candide de surmonter l’imprévu –, comme Jon qui trouve enfin sa voie(x) au moment où sa vision se brouille.

En éludant tout jugement moral sur ces figures – Jon tue son père mais ne nous est jamais antipathique, la relation incestueuse n’apparait jamais aberrante – par l’innocence, Music développe aussi tranquillement que rudement une ligne de fuite comme ouverture d’un possible libre arbitre. D’où la beauté de son ultime scène, farandole d’une famille recomposée en pleine nature qui s’abstrait du cadre rigide urbain dans un élan de spontanéité.


Elie Bartin

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