Critique du film MMXX

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Par Super Seven

le 02/11/2023

SuperSeven :

Des syndromes et un siècle

C’est avec grande impatience qu’on attendait des nouvelles du roumain Cristi Puiu, après la déflagration inattendue qu’avait été Malmkrog en 2020, sorti entre deux confinements. Ce huis-clos philosophique entre aristocrates russes de la fin du XIXème, inspiré d’écrits de Vladimir Soloviev, prenait la forme d’un cinéma de la parole strict au degré le plus fascinant. Ce dispositif, lui-même confiné au fond de la Sibérie, faisait d’un décor unique (un manoir qui semble hanté) et d’un potentiel d’action restreint (la parole seule, au gré de la journée des invités et de leurs hôtes) le théâtre d’une cohabitation tout à fait parallèle et contingente : celle d’une trame textuelle avec une trame matérielle. D’une part des dialogues réduits aux considérations métaphysiques et historiques les plus abstraites, d’autre part un monde de gestes – de postures antagonistes lorsque les débats s’échaudent, à la physicalité du travail des domestiques en arrière-plan. Au carrefour de cela, la discontinuité des substances laissait parfois place à des surgissements buñueliens, images de mort ou de préfiguration historique qui sont comme des percées d’un état intermédiaire.

Son nouvel opus, MMXX (2020, en latin), semble au premier abord continuer ce travail d’un cinéma du langage dans un contexte contemporain qui pousse organiquement à l’abstraction – la crise sanitaire –, et ce en quatre tableaux sans rapport narratif (si ce n’est la récurrence et la parenté évoquée de certains personnages des trois premiers).
Le premier se fait satire d’une certaine mode du développement personnel et des coachs de vie, dans un plan fixe, unique, pour étirer une séance des plus incongrues où la « patiente » se trouve d’un narcissisme absolu et presque candide dans son obstination. Ce geste qui met Östlund à l’amende sur ses propres terres – un plan si cadenassé et neutre sauve Puiu de l’interventionnisme surplombant que les caricaturistes du monde moderne adorent employer dans leurs essais – semble donner le la du film, confiné mais grinçant, mais pour se cloîtrer toujours un peu plus dans chaque segment.
L’épisode suivant, lui sur-découpé, chronique l’égoïsme d’un homme qui est obsédé par l’organisation de sa fête d’anniversaire, tandis que sa famille s’agite en apprenant des nouvelles alarmantes de proches malades du Covid. Ici, l’ironie, peut-être plus convenue et plus facile (elle baigne d’ailleurs dans une curieuse ambiance covidosceptique), voit son efficacité soigneusement désamorcée par une rythmique obsessionnelle d’écriture et de montage, qui fait se répéter les dialogues, les situations et les vases clos entre les trois personnages. Il y a quelque chose de courageusement antidialectique chez Puiu, qui à partir d’un dispositif scénographique choisit toujours d’assécher son exécution à la mécanique la plus rugueuse.
Idem pour le troisième tableau : scène de pause entre deux infirmiers, l’un narre une histoire rocambolesque, de sexe et de mafia, à l’autre, en plan fixe à nouveau, et plus dénué que jamais puisque les personnages sont installés contre un mur – la parole, par rapport de langage, se substitue à l’épique de l’hors-champ.
Enfin le quatrième poursuit cette lancée, avec un enquêteur qui interroge une femme aux prises avec la mafia lors d’une mystérieuse cérémonie d’enterrement.

Par sa manière constante d’aborder ses thématiques à rebrousse-poil, à travers des échos toujours plus ou moins assumés dans l’écriture, on sent un refus manifeste de faire un film « à sujet » sur le Covid – et sur quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. Le cinéma de Puiu repose sur l’intuition louable qu’il appartiendrait au spectateur et non à l’œuvre d’apposer le liant théorique sur ce que brassent les 2h40 de film, en restant vierge de la cruauté et du didactisme facile de l’ironiste. En cela, il faut reconnaître la qualité ascétique d’un travail de mise en scène très sophistiqué par ailleurs. Or, si chaque épisode s’ancre dans un jeu d’exercice de style dont la radicalité intéresse toujours, il en faut sans doute un peu plus pour ficeler une expérience globale d’un métrage, lui, plus inégal dans son unité. Dans Malmkrog, le « raccord impossible » se faisait par le surgissement de l’inattendu – sur le corps des acteurs épuisés, dans les fenêtres surréalistes qu’offrait parfois le film. MMXX est lui enfermé dans une rigidité trop conceptuelle pour laisser percer la fascination, faute de quoi il laisse un arrière-goût de grand bazar trop dur à organiser. Reste un film de grand cinéaste en recherche, en modulation, en tâtonnements de ses gammes d’abstraction.


Victor Lepesant

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