Critique du film Menus-Plaisirs - Les Troisgros

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Par Super Seven

le 21/12/2023

SuperSeven :

Menus-plaisirs - Les Troisgros de Frederick Wiseman impressionne par la façon dont ce dernier invente encore une nouvelle façon de filmer. Wiseman, dernier porteur d’une génération disparue (dont Jean Rouch ou Pierre Perrault faisaient partie) qui a fait entrer le cinéma documentaire dans la modernité, nous prouve qu’il est encore possible de porter un regard neuf sur le monde. Bien sûr, il reste fidèle à son style, une caméra relativement fixe, un principe de non-intervention total et pourtant nous n’avons jamais vu les aliments ni la cuisine filmés de la sorte. La caméra de Wiseman incise dans la gastronomie française à l’inverse de La passion Dodin Bouffant, sorti un mois auparavant, qui se contente d’enrober de mauvais goût l’acte du bien manger. Il découpe et révèle par le montage un monde privilégié et inaccessible que seule la force du cinéma, art de masse, peut se permettre de mettre à la portée de tous. Le film débute ainsi à Roanne, dans un marché des plus banals, pour nous acheminer progressivement dans un havre de paix, un éden perdu situé quelques kilomètres à l’écart, dont la véritable distance est davantage d’ordre financière.

Menus-plaisirs est, de prime abord, traversé par deux mouvements contradictoires qui évitent justement à Wiseman de tomber dans la complaisance. Tout d’abord, la cuisine est dépeinte comme un art, ici le terme « bon » est remplacé par celui de « beau », les aliments sont comparés à des sculptures, les cerises, les radis et autres sont captés en gros plan et forment un tableau qui restitue la beauté propre du fruit, ses couleurs si vives qui en font une œuvre à part entière. Les chefs cuisiniers de la famille Troisgros, le père et ses deux fils, sont véritablement transcendés par ce qu’ils cuisinent, et sont profondément inspirés. Mais nous comprenons aussi rapidement que cet art reste un art qui se consomme, ne se partage pas malgré leurs intentions et est donc surtout de l’ordre de l’avantage personnel. Sous cette lumière, les gros plans qui saturent le cadre de nourritures, et ne laissent transparaitre que l’abondance d’un milieu, restituent aussi l’indécence d’un monde clos qui ne connait pas la pénurie.

Aucun univers ne paraît ainsi aussi petit que celui de la haute bourgeoisie puisque chaque client est connu avec ses allergies, ses préférences. De la même manière, l’ouverture à l’autre se fait toujours sur un mode horizontal, à celui venu d’un autre coin du monde mais du même milieu, jamais vertical. Si le père Troisgros assure que « la cuisine, c’est pas du cinéma », nous sommes au contraire frappés par le fait que tout est de l’ordre de la mise en scène, de l’apparence. Le talent de Wiseman consiste à savoir toujours saisir l’organisation, la logique propre d’un environnement. Il commence ici par nous montrer les étapes de l’élaboration d’un plat, avant d’en venir au service de la clientèle puis de remonter dans les maillons de la chaine d’approvisionnement des aliments. À chaque phase son lot de faux-semblants, il faut donc d’abord prétendre servir un proche plutôt qu’un client, le bourgeois ne se laissant pas réifier. Apparaît ensuite la folie de l’art du dressage de la table, le verre devant être placé au millimètre près, comme il en va de celui de l’assiette, bientôt suivie par une présentation à chaque client, par le chef, de la cuisine et son agencement. Le service, métier par excellence fait de normes et de gestes répétés, est aussi filmé comme une chorégraphie. Ainsi tout devient lieu de représentation, la cuisine à l’arrière comme la salle.

La conjonction des plans qui alternent à la fois entre l’exercice de conventions absurdes, et la profération d’un discours plein du besoin de se raconter des histoires, d’y voir un sens, peut prêter beaucoup à rire. Un homme attablé raconte, par exemple, au chef être allé voir un vigneron qui parlait si bien de son travail qu’« on aurait dit du Balzac ». La cuisine comme un art, qui vire donc parfois au délire de se prendre pour un génie, alors même que le thème effleuré par Wiseman de la transmission du père au fils, nous fait bien comprendre que ces milieux sont aussi – et surtout – affaires de reproduction sociale. La lecture faite ici de Menus-plaisirs est peut-être encore un peu plus tranchée que le regard porté par le cinéaste lui-même, dont on sent pourtant qu’il prend plaisir à braquer sa caméra sur un monde qui se donne tant en spectacle. Sa critique reste plus subtile et permet d’osciller entre découvertes béates d’un milieu, admiration et rire, sans laisser aucune impression de longueur malgré sa durée copieuse de quatre heures.


Léa Robinet

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