Critique du film May December

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Par Super Seven

le 15/06/2023

SuperSeven :


Faites entrer l’accusée


Palmé de peu — merci Xavier Dolan — en 2015 avec Carol, Todd Haynes n’a pas conquis les foules depuis, malgré un très convainquant Dark Waters bien loin de son style habituel. May/December marque son grand retour dans la compétition cannoise et, surtout, surprend.

Cela dès les premières minutes quand résonne une musique bien connue de Michel Legrand — celle du Messager, précisément, mais SURTOUT celle de Faites entrer l’accusé, on connaît nos classiques — sur fond de fleurs. L’élégance du cinéaste se reconnaît immédiatement, pellicule oblige, même si le changement de directeur de la photographie se ressent— ici Christopher Blauvelt (chef opérateur habituel de Kelly Reichardt), son collaborateur historique Ed Lachman ne pouvant assurer la tâche. Cette fausse familiarité prend une tournure d’autant plus grisante quand Haynes balaye de son plus grand revers toutes les attentes au travers d’un jeu de faux suspens lors d’une ouverture de frigo, conclu énergiquement par Gracie (Julianne Moore) : « il n’y a pas assez de hot-dogs ».

Le sujet n’est pourtant pas simple – un fait divers de love story entre une femme mariée et un mineur de 13 ans, devenu couple avec enfants –, mais Haynes et sa scénariste Samy Birch s’amusent en effet à toujours prendre le spectateur à contre-courant par l’humour et/ou la mise en scène ; les deux sont parfois organiquement liés. Véritable parodie de soap-opéra dans les dialogues et les situations, les gags se retrouvent magnifiés par le découpage et la caméra d’Haynes : raccords amusants, lignes ridicules dictées sérieusement… À l’instar de la confrontation entre Gracie & Elizabeth (Natalie Portman), May/December oppose le registre camp à la gravité de la situation que cette dernière, tente de mieux comprendre, si ce n’est d’apprivoiser. 

Si l’affaire entre Gracie et Joe (joué par Charles Melton) a autant dérangé au moment des faits — l’écart d’âge de 25 ans doublé de la minorité du jeune homme n’aidant pas —, leur présent est beaucoup plus discret, bien qu’ils fassent toujours parler d’eux. Ainsi, Haynes délaisse progressivement la confrontation bergmanienne pour le règlement de comptes façon Feux de l’Amour ; un choc de culture se joue. Ce fossé est illustré par l’idée – moins paresseuse qu’il n’y paraît – de remplir les deux décennies manquantes par la seule presse de l’époque, dont Elizabeth se sert pour s’imprégner du vécu de la famille dans laquelle elle s’immisce. C’est là qu’apparaît le mal-être de Joe : son enfance lui a été volée et il n’a jamais su réellement évoluer que quand il est devenu père. Grand enfant bloqué dans une vie qu’il n’a pas choisie, Joe apporte une dimension tragique et émouvante à May/December. Sa liberté réside métaphoriquement dans l’élevage de papillons rares, et son évasion correspond à celle de l’une des bêtes qu’il protégeait en brisant sa captivité, dans un geste doux et fort pour lui.

Cette fragilité croissante prend le relais de celle évanescente de Gracie. D’abord accueillante, elle mue rapidement en un être assez inquiétant : elle ne comprend pas le mal qu’elle a causé, nie le mal-être de son mari et menace ceux qui pourraient rendre bancal — alors que la relation l’est déjà fortement — le quotidien idyllique dont elle se convainc pour s’éloigner de la souffrance du début de leur histoire. La mère éplorée devient une manipulatrice hors pair à travers l’incarnation bouffonne et amplement angoissante de Juliane Moore. En face, Portman n’est pas vraiment un contrepoint moral. Actrice oblige, elle s’insère dans la sphère familiale, charme et cause du tort auprès de personnes qu’elle ne connaît pas. Seule compte sa recherche du moindre détail pour parfaitement personnifier le personnage de Gracie. Or, et c’est là tout le génie de Haynes – qui nous en fait vite part : Gracie ne peut être incarnée. Elle est déjà à mi-chemin entre la réalité et la fiction, et la « recréer » de toute pièce n’a pas de sens. L’une des dernières scènes voit Elizabeth monologuer face caméra en se mettant à la place de Gracie. Elle est convaincue d’avoir saisi l’essence de son rôle, et elle parviendrait presque à nous le faire croire. Pourtant, quelques secondes après, lors du tournage – donc de la recréation – du point de bascule de la relation Gracie-Joe, elle cabotine, refait sa scène trois fois en pensant être de plus en plus juste là où c’est tout l’inverse qu’il se produit. Toute l’approche psychologique empruntée au Persona de Bergman n’est définitivement plus. Le tragique de l’histoire prend forme et on comprend comment cette relation a pu voir le jour. En ce sens, le personnage de Gracie apparaît comme une force de la nature. Possible à étudier mais impossible à capter. Haynes donne alors une morale à sa fable aux airs de farce : il est assez facile de juger de telles relations — et nous sommes sûrement les premiers à le faire —, mais il est beaucoup plus compliqué de réussir à les comprendre.

NB : May/December : expression faite pour décrire la grande différence d’âge dans une relation. Au cinéma et à la télévision, elle est davantage utilisée dans les soap-opéras.


Pierre-Alexandre Barillier

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