Critique du film Mank

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Par Super Seven

le 09/12/2020

SuperSeven :


Après six ans d’absence, David Fincher revient enfin sur nos écrans.
Ayant signé quelques épisodes de la série "Mindhunter" entre temps, il n’est pas peu dire que le réalisateur de "The Social Network" ou "Gone Girl" nous a manqué. Son perfectionnisme clinique et son amour de la manipulation du spectateur sont toujours fascinants à observer, et l’on ne pouvait que se réjouir à l’annonce de la sortie de son nouveau projet, quand bien même celui-ci fusse t-il une production Netflix. Cette donnée de l’équation dérange toutefois. La question de la place croissante qu’occupe la plateforme dans l’industrie cinématographique clive. Certains y voient une opportunité unique pour quelques uns de nos plus grands artisans du septième art de s’exprimer sans barrières, d’autres constatent des roues libres peu inspirées qui s’inscrivent dans un moule où la création est laissée pour compte.
Survient alors "Mank", film sur le cinéma et son histoire, qui entend reprendre un certain esthétisme d’antan, mais qui ne sera regardable – sauf quelques exceptions – que sur nos petits écrans. Ironique ?

C’est là l’une des clés de l’énigme qu’est cette œuvre, projet qui tient à cœur à Fincher car écrit par son père Jack sans que les deux n’aient jamais pu le produire dans les années 90.
"Mank" fascine autant qu'il agace. Ce qu'il montre est délicieux : une industrie pourrie qui essaye de garder la face, des jeux de pouvoirs, des points de politique intérieure comme extérieure, le dilemme qui habite un scénariste qui passe de rouage du système à dénonciateur de ses travers. Pour ce faire, Fincher bénéficie d'une direction artistique aux petits oignons avec des costumes et décors ahurissants, qui procèdent à un travail de reconstitution méticuleux de l'époque et qui créent même une ambiance quasi onirique. Il développe un univers proche du conte, où l'on contemple les spectres d'un freak show au fonctionnement aussi retors que jouissif à voir se dérouler. Louis B Mayer, Willie Hearst, Marion Davies sont des monstres de qualités différentes. Si Hearst est le roi, Mayer est son bras droit et Davies sa princesse laissée pour compte. Mank est le bouffon qui distrait et dénonce, mais son influence est nécessairement limitée car il arrive après la bataille et le seul salut de son combat se trouve dans ce qu'il sait faire de mieux : écrire.

Fincher nous plonge alors dans ce processus, suivant le scénario bien ficelé de son paternel et embrassant la structure du "Citizen Kane" dont il est fatalement question. Cette balade entre passé et présent fonctionne et crée un jeu de piste intéressant, révélant tant les névroses de l'auteur que son impact réel sur une œuvre que l'on attribue facilement à Welles seul. Il y a là une richesse thématique assez affolante avec Fincher qui questionne la notion d'auteur par rapport au rôle de réalisateur ou encore l'impasse du système des studios qui résonne avec la situation actuelle. À ce titre, on peut évoquer la scène d'introduction de la bande à Mank avec le scénario improvisé devant les pontes de l’industrie, une séquence aussi magnifique que déprimante qui rappelle les grandes scènes de "The Social Network".
L'aspect bavard, parfois lourd pour comprendre tout ce qui se passe, nous force à suivre et reste intelligent dans ce que les échanges révèlent - malgré un découpage parfois un peu hasardeux. Fincher ne nous guide aucunement, il nous immerge dans cette période et nous laisse le soin de nous y retrouver et de voir ce que l’on veut.

Sur le papier donc, tout est là pour plaire, et mieux, Fincher semble tout faire pour que l’on aime son film... et c'est peut-être là le problème. On sent bien à de nombreuses reprises la patte de Fincher tant dans le montage que le cadrage et certaines scènes tutoient les sommets. On pense à la balade dans le parc de Hearst, la soirée des élections, le pique-nique avec Marion, moments de grâce et d’expérimentations qui sont les bienvenus au cœur d’un récit plus ampoulé qu’il n’y paraît.
Car si le fond passionne, la forme paralyse. Pire, on pourrait y voir une forme de malhonnêteté et de la paresse. Comme si Fincher, fort de son assise chez le studio au N qui veut dire Netflix, tombait dans une triste complaisance et un artifice qu'il entend dénoncer. Certains voient dans cette utilisation du noir et blanc digital sali par des fioritures un geste artistique fort au service de la reconstitution. Mais cela sonne faux et ce monochrome, rarement sublime, parfois hideux, agace. Ces déchets ajoutés numériquement semblent presque insultants et marquent une forme d'ironie du cinéaste qui n'assume pas son geste. On connaît son amour du numérique mais son utilisation ici contrevient à son ambition. Jamais le cachet de l'image à l'ancienne n'est retrouvé ici, et tout semble fade. Les clins d'œil visuels à "Citizen Kane" sont ridicules par instants, à l’image de celui de la scène où Mayer annonce les difficultés financières, mais ils peuvent fonctionnent comme le montrent les plans mettant le visage de Mank à l'extrême droite du cadre lors d'une joute verbale politique chez Hearst, visuels à l'allure irréelle qui traduisent bien la marginalité du personnage dans cet univers.
Fincher passe donc pour un petit malin, ce qu'il n'entend pas forcément être – on croit en sa bonne foi et le fait qu'il ait voulu rendre hommage tant à un savoir-faire qu'au brillant scénario de son père. Même la fin semble caricaturale, malgré sa dimension émotionnelle évidente, avec les panneaux de texte d’un académisme bas de gamme qui parachèvent l'impression de complaisance racoleuse laissée par le reste du film.
On pense évidemment à "Once upon a time… in Hollywood" de Tarantino qui propose aussi une errance dans l'histoire du cinéma. Si celle de ce dernier emporte et bouleverse, c'est par sa sincérité et son jusqu'au-boutisme dans l’optimisme. Ici, cet univers semble désincarné, vain, artificiel, alors que les secrets qu'il renferme et que Jack Fincher nous fait découvrir sont passionnants. La dimension pessimiste n’atteint donc jamais le degré de finition escompté. On pense aussi au "Dahlia Noir" de De Palma pour cette intrigue très dense et pouvant créer la confusion. Fincher réussit mieux son coup dans l'ensemble - le scénario est bien moins brouillon que celui du film de ce bon vieux Brian -, mais si l'on s'en tient à l'esthétique et la réalisation De Palma y va plus franchement, en mêlant son style à celui du « Old Hollywood » avec des imperfections certes mais un impact réel par cette utilisation de la couleur qui donnait une impression de déjà vu revisité. Fincher quant à lui semble écrasé, étouffé. Comme s’il se contraignait à nous faire passer un moment juste sympathique, sans sublimer outre mesure le script de son père - sorte d’épée de Damoclès prête à l’occire à la moindre incartade -, pour un résultat qui donne une impression de supplication aux récompenses.

La déception est donc de mise quand ce qui reste n'est que le goût amer d'une œuvre foisonnante en sources de réflexion mais à la manière de les présenter qui ne les transcende pas. On peut tout de même être touché par la trajectoire de Mank, interprété par un Gary Oldman à fond la forme, mais les autres n'ont pas forcément la chance de nous marquer l'esprit. Joe Mankiewicz n'est qu'un yo-yo qui revient à intervalle régulier pour faire douter son frère ; le personnage de Lily Collins est mécanique et insipide, alors que l'on a une interprétation très juste de celle qui a fait rêver les boutonneuses américaines dans "Emily in Paris", et Marion Davies est creuse malgré son côté simplette que Seyfried retranscrit bien.

Reste que Fincher réussit, par l'amour qu'il porte à son père et à son personnage, à nous donner envie de nous renseigner sur cette période et de voir des films, de vivre le cinéma, d'en défendre les valeurs.
En ce sens, Mank a doublement gagné : par l'Oscar obtenu par Herman, relaté ici, qui lui assure une place dans l'histoire du cinéma et par son rôle de vitrine sur Netflix. Comme une invitation faite par l'un des auteurs les plus talentueux de sa génération à sortir du catalogue de la plateforme pour découvrir de nouveaux horizons ? Ou comme le témoignage de la victoire d'un écosystème en pleine mutation qui aura réussi à faire rentrer dans un moule regrettable celui qui a dynamité les codes des genres auxquels il s'est frotté jusqu'alors ?
L'avenir nous le dira, mais cette question turlupine et laisse planer le doute quant à un avis final sur le film, entre œuvre somme et soufflé qui tombe à plat…


Elie Bartin

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