Critique du film Mad God

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Par Super Seven

le 06/06/2023

SuperSeven :


De l’acte de création

Qui est le dieu fou que mentionne le titre ? Le personnage principal, terroriste aventureux que rien ne semble arrêter dans son épopée au cœur d’un univers terriblement hostile ? Le chirurgien qu’il rencontre – seul être non animé – et qui le manipule ? Ou encore Phil Tippett lui-même, créateur démiurgique de cet univers si singulier et mystérieux dans lequel se perdre est une joie étrangement perturbante ? Peut-être est-ce un savant mélange de tout cela. Quoiqu’il en soit, Mad God, dès son ouverture tout en travellings et panoramiques verticaux opère une plongée dans un enfer insoupçonné, aux nombreuses strates toutes plus passionnantes et dérangeantes.

Il ne faut toutefois pas oublier un autre dieu fou, le distributeur, Carlotta Films, qui a l’audace d’offrir un tel spectacle – hautement attendu par les aficionados du genre mais qui mérite une telle exposition. L’animation dite « pour adulte » peine à se frayer un vrai chemin en salles, le médium étant souvent réduit à la séduction des plus petits alors qu’il possède un potentiel bien plus grand que cela. C’est justement ce potentiel que Phil Tippett, plus connu pour son travail d’effets spéciaux sur Star Wars, Jurassic Park ou encore Starship Troopers, explore en le prenant à bras le corps. Il n’y a pas de place pour une animation sombre et libre de toute contrainte ? Il faut donc la créer. D’où ses trente années à œuvrer dans son garage pour mettre au point un univers, son univers. En un sens, et bien que leurs styles soient en tous points opposés – l’un travaille le dessin, l’autre la stop motion –, Tippett opère un putsch similaire à celui réalisé par Bill Plympton ; celui-ci est beaucoup plus prolifique, mais a réussi à imposer un cinéma d’animation alternatif, complètement à la marge.

Mais revenons à cette histoire de divinité. Histoire est d’ailleurs un bien grand mot. En effet, Mad God est loin de reposer sur un scénario ficelé ; il s’agit, au contraire, de créer l’histoire d’un monde qui n’a jamais existé (puisque fictif) et qui s’apprête aussitôt à disparaître (en écho avec le nôtre). Mad God est ainsi un film au présent, qui semblerait s’inventer et se désagréger sous nos yeux au fil de sa découverte. C’est précisément par ce refus du scénario et cette injonction à l’image qu’il touche juste, puisqu’il n’impose dès lors aucun discours surfait ou convenu – combien de cinéastes seraient tombés dans l’écueil de l’énième récit anticonsumériste sans recul ? – si ce n’est celui de l’amour de la création, qui prend ici une ampleur inédite avec l’atmosphère apocalyptique qui enrobe le tout.

Pour autant, il ne faut pas limiter le film à la simple visite du « Musée des horreurs » de Phil Tippett – quand bien même il s’agirait là de l’un des plus beaux. Si le minutieux artisanat de l’auteur est palpable, sa force croissante d’abstraction sidère. Tout est affaire de malformations (décors, êtres multiples qui les peuplent, techniques d’animations différentes qui se confrontent), lesquelles se croisent et s’interconnectent organiquement pour heurter nos sens dans un jeu d’étranges mutations. A l’image des expérimentations du chirurgien déjà mentionné ou de la scène la plus fascinante du film – une créature mixée puis régurgitée sous forme de constellation –, Tippett déconstruit et reconstruit, faisant de Mad God une sorte Big Bang en constant renouvellement, qui trouve son apothéose dans sa révolte finale, bizarre mélange d’utopie et dystopie anarchiste.

C’est par cette étude sensorielle d’un mal profond – dont l’origine semble être la bombe nucléaire, et là, comment ne pas penser à l’épisode 8 de Twin Peaks : The Return ? –, qui sommeillerait en toute « personne », que Tippett réussit son coup. Le Mad God prend finalement une autre identité, celle de tout un chacun et du rapport maladif de l’humanité à l’autodestruction, sans jamais que cela n’apparaisse comme une leçon de morale mais plutôt comme un triste constat. Pour un film organique, on peut dire qu’il prend aux tripes.


Elie Bartin

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