Critique du film Lost In The Night

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Par Super Seven

le 04/10/2023

SuperSeven :

Entre les émeutes, les mouvements sociaux face à la réforme des retraites en France, la grève des scénaristes et des acteurs à Hollywood, 2023 est une année placée sous le signe du rapport de force entre les travailleurs et le pouvoir, qu’il soit politique ou économique. Cette lutte des classes réactualisée, déjà présente dans les rues avec le mouvement des gilets jaunes en 2018 et au cinéma avec Parasite en 2019 – mais mise en pause avec la pandémie mondiale –, s’observe de nouveau dans le cinéma mondial ces deux dernières années. De Triangle of Sadness à Mascarade en passant par Glass Onion, Il soll dell avvenire ou encore Second tour, nombreux sont les films qui abordent frontalement des thèmes marxistes ou brossent un portrait satirique des nouvelles bourgeoisies.

Lost In The Night s’inscrit dans ce mouvement. Amat Escalante place son décor dans une petite ville mexicaine où une multinationale compte exploiter les ressources minières. La population locale y est tiraillée entre dénonciation du désastre pour l’écologie/la santé et soutien du projet. Ce dernier est pour certains le seul moyen de pouvoir travailler et ainsi sortir de la misère. Une contradiction dialectique qui n’est pas sans rappeler celle développée par Rodrigo Sorogoyen dans As Bestas, où l’installation d’un parc éolien divise les habitants d’un petit village. Ici, une des principales opposantes, militante écologiste, disparaît mystérieusement une nuit, de sorte que son fils se lance à sa recherche, assoiffé de vérité, là où les pouvoirs locaux peinent à lui donner des réponses. Cette quête de justice l’amène à la demeure luxueuse d’un riche couple d’artistes. Il s’y infiltre en rejoignant le personnel de maison, rappelant ainsi la stratégie familiale de Parasite.

Cette énumération de longs métrages met en lumière que Lost in the night a pour lui un aspect collage de références, bien qu'il suive, malgré tout, un chemin qui lui est propre. Prenant d’abord les atours du thriller politique, il en déjoue par la suite les codes. Protéiforme, Lost In The Night ne se laisse pas enfermer dans un genre, évite les clichés, ce qui le rend difficile à classer. S’il le convoque par moment, Escalante substitue à l’humour cynique de Bong Joon-ho un œil d’observateur. La mise en scène se fait plus discrète, alors même qu’elle démarre nerveusement, tout en démonstration - à l’image du plan séquence d’arrestation. Est-ce un thriller ? Un film politique ? Un drame ? Une chronique adolescente ? A la fois tout et rien de cela.

Malgré tout, le cœur du film réside dans ses thématiques sociales, qui font corps avec l’ossature même du projet. Celle-ci se ressent dans le choix des interprètes : Emiliano est joué par le jeune Juan Daniel García Treviño, qui a travaillé auparavant dans la construction, tandis que la jeune influenceuse Mónica est incarnée par Ester Exposito, dont il s’agit de l’activité réelle. Les expériences des acteurs, très proches de celles de leurs personnages, les nourrissent, tout comme Emiliano et son drame deviennent au cours du film un sujet artistique pour le plasticien Rigoberto. Amat Escalante partage avec celui-ci la démarche de faire de l’art avec ce qui l’entoure, questionnant alors sa propre éthique de travail et tout en traçant la limite à ne pas franchir : la ligne fine entre inspiration et exploitation, entre art populaire et art bourgeois.

Le réalisateur mexicain scrute son pays et ses vices, ceux de ses personnages. Le pur Emiliano est progressivement corrompu par son obsession de justice, Mónica trompe l’ennui par des comportements voyeurs et auto-destructeurs, l'artiste plasticien est prêt à déterrer les morts pour son profit, les fanatiques religieux sont prêts à tuer pour venger leur gourou. Pour autant, loin de jouer d’une tension aux cordeaux, Escalante révèle un goût pour l’errance avec une narration des plus sinueuses. Nombreuses sont les pistes lancées puis inexplorées, créant une sensation de sur place, ou d’avancées à petits pas. Lost In The Night développe un mal souterrain, enfoui, un poison qui ronge à la fois le pays et les personnages. Cette ambiance de colère sourde est parfois perturbée par le bref surgissement d’images crues voire provocantes, comme, par exemple, une scène de masturbation assez explicite.

Mais quel est ce mal qui souille tous ceux qui y touchent ? C’est le néolibéralisme et tous ses rejetons : l’impérialisme étranger qui exploite les ressources du village, le monstrueux Dédale qui trône au milieu du désert, la corruption de la police et des organes d'État, dont la conjonction opère une concentration vers le coeur du récit et la quête d’Emiliano. Lost In The Night souffre de sa volonté d’embrasser tous les sujets de société possibles au point d’en survoler certains, comme celui de la religion qui vire à l’anecdote, là où la seule lutte des classes dans les zones défavorisées du Mexique est suffisamment passionnante pour tenir en haleine. Son ambiance et son rythme particulier en font cependant un mystère qui infuse lentement dans la vie des personnages et sait pénétrer la chair des spectateurs.


Marc Thibaudet

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