Critique du film Les Idiots

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Par Super Seven

le 05/08/2023

SuperSeven :

« Être idiote avec vous est la meilleure chose qui me soit arrivée »

Sorti en 1998 après une présentation houleuse à Cannes, film décrié, hué, Les idiots de Lars von Trier s’inscrit dans le mouvement du Dogme 95, initié trois ans auparavant avec son ami, et réalisateur, Thomas Vinterberg (Festen). Le positionnement théorique est le suivant : le centenaire du cinéma vient d’arriver, et le bilan qu’ils dressent est terrible, le septième art se fourvoie. De leurs propres mots dans le manifeste : « Dogme 95 a pour but de s’opposer à « certaines tendances » du cinéma actuel. Dogme 95 est un acte de sauvetage ». A travers dix « vœux de chastetés » les cinéastes décident de revenir à un cinéma pur, libéré de tout artifice (scénaristique, technologique, de montage). Parmi ces « vœux » figurent : ne pas faire de film de genre, être obligatoirement en tournage extérieur, son direct et éclairage interdit ; des règles qui rappellent à s’y méprendre la Nouvelle Vague française, ironiquement conspuée par les réalisateurs danois.

Si Festen est la première application du Dogme 95, tout en étant présenté la même année à Cannes, Les idiots en est le poursuivant direct. Lars von Trier met en avant un groupe d’adulte ayant pour intérêt commun de jouer aux idiots, en public comme en privé. C’est-à-dire que, malgré leur parfaite santé, ils jouent du malaise pour se moquer de la société danoise en simulant une déficience mentale propre à chacun d’entre eux. Karen, spectatrice d’une de leur « performance », dans un restaurant où le groupe décide de créer la gêne et le chaos bousculant l’ordre de cet établissement, décide de les rejoindre afin de comprendre qui ils sont, quelles sont leurs motivations et enfin remettre en question leur démarche plus que problématique. On y découvre une organisation anarchique, vivant à l’écart de tout, sans ordre ni loi, proche d’une troupe de théâtre, menée par leur chef (presque un gourou) initiateur de leur performance, Stoffer. Morale douteuse, critique acerbe du monde bourgeois mais également du salarié plus lambda, rien ni personne n’est épargné par Lars von Trier qui ne semble avoir d’affection pour quiconque, si ce n’est Karen, cette femme perdue, motivée en réalité par l’envie de fuir le monde qui l’entoure.

Tourné au caméscope – Dogme oblige – puis transféré sur 35mm, l’image, très sale, donne une impression de réel, celle d’un documentaire pris sur le vif. Le malaise est ainsi renforcé lors des séquences de « performance » de la troupe face à un public non averti : rien n’est caché aux spectateurs, la perche est visible à de nombreuses reprises dans le champ, ainsi que les opérateurs. Cette première source de confusion avec un cinéma documentaire rejoint celle d’une narration par ailleurs entrecoupée de fausses interviews des membres du groupe. Le concept du Dogme est pleinement exploité, le hors cadre est dans l’image, les émotions naissent de ce qui est montré et seulement de cela. En bon provocateur qu’il a toujours été, Lars von Trier fait des idiots une œuvre qui ne peut laisser indifférent. La gêne des individus face à la troupe est partagée dans la salle ; il est compliqué d’être en empathie ou de rire devant de tels personnages, d’autant que Stoffer leur fait pousser le vice systématiquement plus loin. On peut y voir une réflexion sur le relâchement de soi, une échappatoire à une vie que l’on ne désire plus, mais ce ne sont pas tant les réponses qui intéressent le cinéaste que le fait de questionner.

Et parfois, au cœur de ce jeu presque machiavélique, certaines scènes relèvent de la grâce et de la perfection. Lors d’une scène d’orgie, entre les personnages de la troupe, deux personnes s’isolent dans une pièce. Toujours dans leur rôle, leurs regards se croisent, un sentiment, une tension amoureuse émane de cette petite chambre. Même à l’écart de tous, la performance continue. Le « faux » handicap les empêchent de s’enlacer comme ils en rêveraient, mais une scène d’amour, maladroite, entre les deux démarre quand même. Les yeux se remplissent de larmes, un « je t’aime » se fait entendre, les pleurs ne cessent de s’arrêter. Incroyable entrée dans la psyché des personnages que l’on ne pensait jamais comprendre tant cela arrive tard dans le récit. La démarche initiale est soudainement remise en question, et ce qui ne semblait qu’humour se trouve être finalement plus profond.

La séquence finale nous met sur la voie. Après la séparation du groupe, Karen entraîne Suzanne (une amie à qui elle s’est attachée) chez sa famille afin de lui montrer la situation qu’elle évitait tant, afin de mettre à profit l’expérience de l’idiotie. La séquence, d’un malaise insoutenable, nous introduit le drame de la vie de Karen, la perte d’un enfant en bas âge. Elle se confronte enfin à sa famille, son mari, après une disparition de plusieurs semaines, dans un silence d’enterrement, personne n’osant aborder le douloureux sujet. Puis sous les yeux ébahis du public et de sa famille, Karen se perd dans son rôle, redevient une idiote dans l’incompréhension la plus générale. Le cinéaste confond personnage, personne, actrice et performance, dans ce moment final au frisson instantané. De la provocation pour la provocation, comme toujours, mais une démarche démente, jusqu’au-boutiste. Lars von Trier expérimente en poussant son spectateur à bout de ce qu’il est capable de voir et d’accepter. L’émotion pur, prônée par le Dogme, est alors sous nos yeux, l’expérience est incroyable, marquante et il semble impossible d’oublier cette troupe à la performance infinie.


Amaury Al hamed

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