Par Super Seven
SuperSeven :
LES ENFANTS DES AUTRES, LE MAL DE MÈRE
Le 5e film de Rebecca Zlotowski “Les Enfants des autres“ est son plus personnel, une étude psychologique sur une belle-mère contrariée par un désir maternel non assouvi. Emouvant.
Il suffit de quelques secondes pour que s’installe le motif central de la douceur, qui préside l’entièreté de Les enfants des autres, le cinquième film de Rebecca Zlotowski. Un plan sur une Tour Eiffel qui scintille dans une douce soirée parisienne, une caméra qui glisse lentement vers une salle de classe où des élèves, plus ou moins distraits, regardent un film sur une grande télévision. Et une institutrice de français, Rachel (Virginie Efira), en fond de salle, qui sourit en regardant son téléphone portable.
De la douceur pour un sujet d’une extrême rudesse : être accepté par l’enfant de son nouveau compagnon. Car ce qui fait réagir Rachel n'est autre qu'un message d'Ali (Roschdy Zem), qu'elle doit revoir lors d'un cours de guitare qu'ils prennent ensemble. En cinq minutes, dans une narration absolument remarquable de concision et de justesse, la phase de séduction entre les deux est bouclée et l'idylle naissante. Ce qui intéresse Zlotowski est l’après. Car Ali est divorcé et déjà père quand Rachel n’a pas d’enfant et voit son corps menacé par la ménopause. L’amour maternelle la taraude et sera porté sur Leila, la fille de 4 ans d’Ali. Problème : Il n’est guère réciproque.
Empruntant les codes du mélodrame, ce récit – dont la dimension semi- autobiographique pour la cinéaste a été confirmée en interview – avait tout pour tendre vers la vallée de larmes, la cascade de conflit signalisés. Il n’en est rien, par une pudeur, accompagnée d’une délicatesse infinie, Les enfants des autres se déploie dans le quotidien de cette famille recomposée qui s’apprivoise, dans des intérieurs d’appartements feutrés et solaires, à la mer, sous de vieilles chansons mélancoliques. Une scène brillante, au milieu du film, traduit la maîtrise formelle à laquelle est arrivée la cinéaste. A la sortie d’un train, les trois personnages marchent ensemble sur une gare bondée puis Leila décide de courir vers l’avant – pour rejoindre sa maman chez elle rapidement –, avant d’être rattrapée par un Ali inquiet. Rachel, nette au départ, est alors progressivement remplie par le flou de l’arrière-plan, et ne peut que contempler le père et sa fille s’en aller sans elle, réduite à un rôle de figurante. Efira est d'ailleurs le point d’ancrage de la metteuse en scène dans cette douce chronique, où même les coupes nettes s’effacent à la faveur de soyeuses fermetures à l’iris : le visage de l'actrice est sondé tout du long, révélant progressivement les tourments qui s’y accumulent, notamment la peur de ne pas trouver sa place. S’il est de coutume dans la critique – et c’est une grande injustice – de faire l’éloge unique de l’acteur ou de l’actrice pour une grande performance, il faudrait toujours rappeler que jouer est un travail qui ne se fait que de concert avec le réalisateur. Si Efira est aussi juste dans ce rôle (peut-être son meilleur à ce jour), c’est parce que Rebecca Zlotowski est, avant tout, une superbe directrice d’acteurs. Elle a compris que l'actrice belge n'est jamais aussi grande et juste que dans ces rôles de femmes simples, ordinaires, prises dans la banalité du quotidien, des petites blessures, des tragédies minuscules.
La mise en scène est d'ailleurs totalement arraisonnée à son regard, et conduit à une réflexion d’un autre ordre. Rebecca Zlotowski, en dépit d’un parcours scolaire qui ne trahit guère un esprit punk (ENS, agrégation de lettres, Femis) a toujours été une cinéaste cérébrale et subversive. Ce double aspect de son œuvre, moins palpable a priori dans Les enfants d’autres, ressurgit par touches ici, surtout dans le premier tiers. Cela passe en priorité par une torsion subtile du male gaze : ainsi, au début du film, c’est le corps musclé d’Ali sous la douche qui est observé avec gourmandise par le caméra, et par le biais du regard de Rachel. Un peu plus loin, c’est un plan appuyé sur le fessier de Roschdy Zem qui suit un autre sur les fesses de Virginie Efira. Zlotowski imagine ainsi une sorte de neutral gaze, ou de regard égalitaire. Un regard pour l’un, un regard pour l’autre. Aussi, et plus frontalement, la réalisatrice perpétue son entreprise de déconstruction des stéréotypes de cinéma, des représentations dociles : Une fille facile en était déjà un bon exemple, avec le personnage de Zahia, dont elle se servait de l’image de bimbo croqueuse de footeux sans cervelle pour la transformer en une vipère sensuelle, libre et fascinante. Ici, c’est la figure de la belle-mère, vernie pour l’éternité dans un déplaisant costume de marâtre Disney, qui devient une femme débonnaire (sans doute trop), qui s’effondre de voir le temps la rattraper.
Hélas, de ce beau tableau, un regret tout de même : la dimension intime de ce récit, rendue évidente par la présence de plusieurs proches de Rebecca Zlotowski elle-même, ne laisse pas de place aux personnages secondaires, quasi relégués au statut de rôles fonctions. Seul Frederick Wiseman se démarque. Il assure la qualité d’invité pour flatter le cinéphile, dont le nom n’a même pas besoin d'être modifié dans l’histoire. Il a le visage d’une page de cartoon et l’œil empli de toute la sagesse du monde. “La vie est longue“ dit-il à Rachel à la fin, et une phrase aussi commode devient chez lui le réceptacle de mille poésies. Il est finalement à l’image du film : simple, doux, discrètement émouvant.
Alexandre Lehuby