Critique du film Les Bonnes Femmes

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Par Super Seven

le 15/05/2024

Bonnes femmes et mal de vivre

Le rêve est une terrible volonté de puissance.
Peut-on réellement appliquer cette formule deleuzienne aux quatre héroïnes des Bonnes Femmes ? Jacqueline, Jane, Ginette et Rita sont jeunes, elles ont la vie devant elles et un Paris animé, promesse de rencontres et d’aventures, leur tend les bras.
Mais qu’en est-il lorsque les aspirations les plus folles se heurtent à l’impossibilité de rêver ? De donner corps à ces rêves ? Lorsque l’incapacité – matérielle, affective, sociale – semble totale et que le désir de transformation se heurte à la médiocrité du quotidien, un monde en apparence teinté de légèreté, mais qui révèle progressivement sa noirceur et sa violence sourde ?

La légèreté est pourtant omniprésente dans l’ouverture des Bonnes Femmes. Jacqueline (Clotilde Joano), la réservée, et Jane (Bernadette Lafont), l’effrontée, nous apparaissent en bousculant littéralement le cadre au sortir d’une soirée. Les plans s’enchainent, frénétiques, passant d’un personnage à l’autre. Les angles de caméra se démultiplient, cherchant à capter au plus près les réactions et l’enthousiasme quasi juvénile du groupe d’amis.
Cette ouverture bouillonnante installe une atmosphère proche de la comédie italienne. Les voix se perdent, se superposent dans un vacarme assourdissant, qui donne au film un ton burlesque, que Claude Chabrol s’apprête à déconstruire minutieusement au fil du récit.
Cette ouverture, également très Nouvelle Vague, nous expose à la fois un Paris libéré et fourmillant, autant qu’un espace propice à l’aliénation et à la perdition. Tout au long des Bonnes Femmes, Chabrol n’a d’ailleurs de cesse d’opposer deux visions de la Capitale, l’une enchantée, porte d’entrée à tous les possibles fictionnels, et l’autre quasi documentaire, qui témoigne d’un regard anthropologique sur les années 60 comme un monde pris en étau entre soif de liberté, d’émancipation et persistance des traditions. C’est dans cet entre-deux aussi étouffant que déséquilibré qu’évoluent ces Bonnes Femmes.

Après l’agitation, le retour au calme.
Jane et Jacqueline retrouvent leurs amies et collègues dans le petit magasin d’électroménager, au sein duquel elles se confient désirs et aspirations, échouées contre un bout de comptoir. Toutes rêvent d’amour, mais toutes semblent l’attendre en vain. Jane termine ses nuits chez des hommes louches et malséants, Ginette (Stéphane Audran) aspire à se faire aimer du monde du cabaret, tandis que Rita (Lucile Saint-Simon) est promise à un mariage médiocre avec un petit bourgeois. Reste Jacqueline, qui se prend à rêver du grand amour en regardant passer chaque jour devant la boutique un mystérieux motard qui semble l’observer.

Après la liberté, la claustration. Les filles dépérissent dans le magasin, tenu par un vieil homme libidineux, qui annonce la couleur : « Mon plaisir est de réprimander les petites filles ». Le ton change, et déjà l’enfermement et l’asservissement se font sentir.
Chabrol excelle à définir ses personnages par le biais des espaces au sein desquels ils gravitent. Qu’il s’agisse d’Isabelle Huppert dans Violette Nozière, trop à l’étroit dans l’appartement familial et qui finit littéralement par imploser, ou de Sandrine Bonnaire dans La Cérémonie, dont la chambre de bonne ressemble étrangement à une chambre d’enfant, la télévision en permanence branchée sur des dessins animés. Dans Les Bonnes Femmes, les héroïnes se fondent littéralement dans le décor. En témoigne un plan qui les montre chacune contre un mur, immobiles et impassibles, mannequins de cire parmi les appareils électroménagers. Le silence dans le film est aussi assourdissant qu’il répond à l’agitation de la rue. Dans la boutique, les femmes attendent inlassablement la fin de leur journée de travail. L’action est entièrement rythmée par le défilement des heures, que les personnages passent leur temps à regarder pour déjouer leur ennui ; ce sont des plans sur des horloges, murales ou de rue, sur une montre…

Lorsqu’elles ne sont pas à la boutique, les filles s’évadent dans la ménagerie du Jardin des Plantes. Jacqueline s’enthousiasme pour les singes, tandis que Jane s’emploie à lire la plaque qui décrit un oiseau rare, le Kagou. « Peu remuant, crépusculaire, qui vole très mal mais court rapidement. ». C’est évidemment un miroir que tend Chabrol à ces femmes qui s’étonnent et s’amusent de ces animaux retenus en cage. Il est cruel, oui, mais jamais moralisateur. Ses héroïnes, plus tellement enfant mais pas tout à fait femmes ne sont jamais jugées, et le cinéaste accorde au contraire une attention propre à chacune d’entre elles, doublée d’une tendresse non dissimulée. Les Bonnes Femmes est à l’image du cinéma de Claude Chabrol tout entier, ne cessant d’osciller entre légèreté et noirceur absolue, entre comédie et drame, entre frénésie et lenteur.

Mais le récit bascule véritablement lorsque Jacqueline, amoureuse invétérée, demande à la doyenne du magasin de lui montrer son porte-bonheur pour « provoquer l’amour », et découvre un mouchoir imbibé du sang d’un meurtrier, le dernier guillotiné en place publique. Dès lors, le porte-bonheur prend des allures de porte-malheur pour la jeune femme qui détonne complètement dans le quatuor, et annonce déjà par des regards le sort funeste qui l’attend. Claude Chabrol la filme en gros plans répétés, qui exposent sa douce mélancolie, un mal de vivre qu’elle tente de déguiser en timidité. Clotilde Joano retranscrit parfaitement le mélange d’absence-présence qui caractérise son personnage : une indifférence aux choses et aux êtres, comme si Jacqueline n’était plus retenue au monde que par un fil. Le regard de Joano n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui d’Edith Scob, bouleversant d’affliction dans Les yeux sans visage sorti quelques semaines plus tôt.

Des quatre héroïnes qui jalonnent le film, Jacqueline est la plus chabrolienne d’entre elles. C’est la femme qui se heurte à un monde qui la rejette et qu’elle refuse en même temps. Les figures féminines chez Chabrol cherchent autant à dominer les espaces auxquels elles sont soumises qu’à s’en extraire. Mais ici, Jacqueline ne fait ni le choix de l’abandon (Madame Bovary), ni de la conquête (Rien ne va plus). Son sort funeste la fait disparaitre, sans qu’elle n’ait à aucun moment de prise sur son destin. La fin du film, glaçante et inattendue, redonne ses attributs au silence, aussi assourdissant – si ce n’est plus – que le tumulte qui ouvre le film. Dans un élan de naïveté teinté d’espoir, Jacqueline décide de suivre le mystérieux motard, et délaisse la raison pour le rêve, ultime échappatoire pour sortir de sa cage, qu’elle finit par payer de sa vie. Qu’elle soit combative ou passive, l’héroïne chez Claude Chabrol se heurte à un impossible. Impossible qui ne la ramène pas tant à son statut de femme qu’à la fatalité du destin, à la médiocrité et à la vanité des Hommes.

La dernière séquence, plus énigmatique que jamais, se déploie dans un dancing. Attablée dans un coin, une femme semble attendre, le regard dans le vide. Elle est tirée de sa rêverie par un homme qui lui propose une valse. La boule à facettes au-dessus d’eux tourne inlassablement. Elle brille, certes, mais son mouvement hypnotique, cyclique, confère à l’ensemble une dimension quasi mortifère. Devant cette boule à facettes qui n’en finit plus de tourner, une question nous traverse l’esprit. Comment font-elles, les jeunes filles, pour continuer à rêver sans se laisser dévorer ?


Elise Lamarche

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