Critique du film Les âmes soeurs

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Par Super Seven

le 14/04/2023

SuperSeven :


MÉMOIRE DU CORPS

Cela faisait cinq ans – période d’absence longue pour un cinéaste aussi prolifique – qu’André Téchiné n’avait pas donné de nouvelles. Peut-être est-ce cet écart qui rend Les âmes sœurs si fort. Cette nouvelle variation autour de l’amour passionnel et empêché intervient en effet comme un regain d’énergie assez flamboyant, qui ne laisse en rien présager de l’âge véritable de celui derrière la caméra. Comme une suite spirituelle à L’Âme-sœur de Fredi Murer, traitant lui aussi d’un amour incestueux, le film de Téchiné délaisse la passion brûlante en se concentrant sur l’après, sur le souvenir.

Un souvenir toutefois absent de l’esprit de l’un, David (Benjamin Voisin), pour mieux le ronger de l'intérieur, et hantant la mémoire de l’autre, Jeanne, qui entend passer à autre chose et libérer, justement, son corps. L’introduction et son archive floue-texturée de la guerre au Mali annonce d’emblée le trouble qui va perturber le soldat survivant. Cette violence dont il a fini par s’échapper a laissé croître au fond de lui une irrépressible soif de vie, un besoin dévorant et bestial de tout tenter, de déchaîner une puissance érotique et intense. De là, Téchiné tisse peu à peu une toile post-romanesque, où « l’interdit » préexiste et veut ressurgir de plus belle sans que cela ne puisse se réaliser de nouveau.

Ainsi, Les âmes sœurs est un puzzle étrange, à la fois simple – il s’agit pour David de reprendre possession de son corps blessé et de retrouver la mémoire – et terriblement complexe : comment vivre avec le souvenir d’un passé d’une intensité probablement désormais inatteignable ? C’est dans cette énigme que la relation la plus touchante du film, celle de David et Marcel (André Marcon, émouvant en travesti à la fortune écoulée), tous deux guidés par leur désir de fuite de ce nouveau quotidien au bonheur moindre. Fuite physique, par la mort du corps, qui se souvient de tout. Dès lors, leurs tentatives ratées de suicide ne sont que la manifestation de leur possibilité de renaissance après leurs « décès » respectifs ; David et son accident, Marcel et sa décadence.

A côté, une autre fuite, géographique, spirituelle, celle de Jeanne. Contrainte de jouer avec le feu en soignant les plaies – à nu – de son frère, sa trajectoire courageuse et intrépide est le nerf à vif du récit. L’arrivée de David dans sa vie bouscule son intimité au point de l’annihiler. Celui-ci occupe toujours le cadre à ses côtés, la contraint à ne plus être Une entière, mais la moitié d’une entité qu’elle a du mal rejeter. Il lui faut, alors, prendre le large, d’abord métaphoriquement, en quittant la demeure familiale pour se lancer dans son projet professionnel de sauvetage, puis littéralement (malgré une autre métaphore, celle du liquide amniotique), dans une ultime baignade avec son frère aux côtés duquel, par le montage, elle arrive enfin à exister.

On est alors gré à pardonner à Téchiné certaines maladresses ou lourdeurs, comme une scène de mariage un peu grossière et à l’intérêt limité, tant la vitalité dont il fait preuve épate. Son sens de la narration, ici épurée de presque toute fioriture par un jeu d’ellipses dynamique, doublé d’une manière de filmer ses acteurs, avec une fébrile simplicité bienvenue et attachante, font de ses âmes sœurs les témoins d’un geste empreint de poésie et de sincérité.


Elie Bartin

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