Critique du film Le Voyeur

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Par Super Seven

le 18/03/2024

SuperSeven :


Comment situer le spectateur d’un film ?

Piano dissonant, un œil qui s’ouvre. Contrechamp : une prostituée travaillant devant une vitrine.
Plan large, rue de Londres déserte, où seuls subsistent cette femme et un jeune homme. Gros plan sur le manteau de ce dernier, où l’on découvre l’objectif d’une petite caméra. Nouveau contrechamp et le spectateur est plongé dans le viseur de la caméra ; point de vue subjectif qui suit cette femme emmenant son client dans un hôtel. Arrivée dans la chambre, elle se déshabille puis s’arrête net, surprise puis prise d’effroi à mesure que la caméra s’approche de son visage.
Cut brutal. Nous voilà dans une salle de projection où ce court film est visionné par l’auteur lui-même, Mark, alors que le générique débute.

Ainsi débute Le Voyeur, œuvre rejetée par ses contemporains mais largement réhabilitée depuis. Conjointement écrite et pensée par Leo Marks et Michael Powell, cette histoire d’un « homme qui tue avec l’objectif de la caméra » est loin d’être dépassée par son temps. Si l’on peut la considérer comme un point de départ à de nombreux sous-genres horrifiques, du snuff movie au Giallo en passant par le slasher, ce serait toutefois passer à côté de ce que nous raconte réellement les images du Voyeur ; il en va de même pour le rapprochement – évident et pertinent en soi – avec Psychose d’Alfred Hitchcock, son cousin transatlantique éloigné, quoique sorti quelques mois après seulement, sur la figure du meurtrier sur fond de psychanalyse. La sève de ce dernier réside précisément dans une rupture centrale, avec la mort inattendue de Marion Crane (le personnage principal jusque-là) et le changement de point de vue qui s’en suit, alors que Le voyeur s’affirme d’emblée comme une œuvre bien plus perverse, jouant dès ses premières minutes sur la frontière entre spectateur et assassin. Une frontière arpentée tout du long par Powell & Marks, qui cache en réalité un propos beaucoup plus ambigu sur la question du cinéma et de la moralité.

L’œil inaugural, celui de Mark, dont le contrechamp regard est dans l’œilleton de la caméra qui va suivre sa victime, pose toutes les bases du personnage.
Mark vit à travers l’objectif de sa caméra, se déplace avec celle-ci et lorsqu’elle ne filme plus, il doit en regarder les projections. Il est le réalisateur autant que le spectateur de ses créations. Cette première incursion dans la salle de projection de Mark rappelle ce moment où le metteur en scène contemple ses rushes dans une salle de visionnage, comme dans Les Ensorcelés de Minnelli. Il observe scrupuleusement les images, comme pour mieux parfaire les prochaines. Ce simple moment cristallise en réalité toute la position malsaine qu’occupera le spectateur durant le film. Campé par un Karlheinz Böhm extrêmement dérangeant par son visage sympathique et avenant, ses atrocités n’en sont que plus retorses à regarder. En y ajoutant même une certaine timidité attachante – il n’y a qu’à voir comment il aborde sa voisine Helen, en étant sincèrement gêné de prime abord plutôt qu’en agissant en prédateur masqué –, Powell et Marks s’amusent à brouiller complétement les enjeux moraux à son égard. Néanmoins, leur ambition n’est pas cynique, comme pourront l’être les futures œuvres littéraires de Bret Easton Ellis (American Psycho) par exemple, et l’attitude malsaine qui irrigue tout le film tient davantage lieu d’adresse au spectateur que jugement porté sur son protagoniste. Lorsqu’il quitte le rôle de simple meurtrier pour devenir son propre public, un rapprochement immédiat s’opère. La certaine jouissance que l’on aurait à voir ces meurtres est tout de suite mise à mal par la proximité que l’on entretient avec l’auteur des exactions : entre plaisir et culpabilité, il n’y a désormais plus qu’un pas.

Évidemment, le meurtre primitif a scandalisé le public de son temps, le convaincant de la perversité du film à venir ; d’autant que la filmographie de Powell (notamment pour la période associée à Emeric Pressburger) relevait alors bien plus du conte merveilleux que du thriller violent. Les deux genres sont pourtant étroitement intriqués l’un dans l’autre. Il n’y a qu’à voir ces couleurs qui débordent – l’orange de la robe d’Helen, sa voisine, le vert de son papier peint… –, qui font penser rétrospectivement à l’imagerie de Mario Bava pour Six Femmes pour l’Assassin. Powell est un grand formaliste qui n’a cessé d’amplifier les émotions de ses personnages par les couleurs, comme ce fameux rouge qui a rarement frappé avec une telle intensité – on pense à Helen qui en est entièrement baignée, évoquant tant la pulsion sexuelle que celle de la mort). C’est toute la stylisation de Powell qui atteint ici un sommet macabre, entre jeux de surcadrages, séparation de la focale et plans subjectifs. Le Voyeur se déploie comme un sur-film, utilisant tous les artifices pour mieux révéler ses origines. On y voit des pellicules déroulées, les yeux de Mark entre les bobines, des projecteurs, à tel point que le décor s’apparente à un immense plateau de tournage ; Mark est d’ailleurs lié au septième art par sa profession, il est opérateur caméra. De fait, il n’est pas un simple personnage, c’est un homme cinéma dont la dévotion totale à son art découle d’un père violent adepte de home movies. Rappelons que Powell souhaitait à la base, au moment de faire Le voyeur, réaliser un biopic de Sigmund Freud, d’où cette passion pour la psychanalyse qui déborde du cadre. Derrière le sang, la brutalité et la crudité du film se cache surtout un trip onirique unique. Comment croire à un seul instant à toutes ces couleurs et lumières – par exemple quand Mark fait jouer Helen dans un décor teinté de rose et de jaune, à l’ambiance irréelle ? D’où viennent-elles ? Aucune réponse n’est apportée, et pour cause, le film n’est en réalité que la continuité de l’esprit de Mark. Un réel complètement absorbé par le cinéma, dont Mark est prisonnier.

Revenons finalement à la double scène introductrice, où la multiplicité des rôles endossés par Mark est déjà la clé du récit. Metteur en scène, puis acteur, il termine spectateur, comme nous. Cette ambivalence n’est en aucun cas moralisatrice, ce serait là mal connaître Powell. Si le monde cinéma englobe le voyeur, c’est qu’il existe comme cela et pas autrement. Le meurtre de la prostituée est filmé mais il est surtout visionné. L’acte, la mise en scène et le regard sont de ce fait indissociables. Tous font partie intégrante de la grande machine cinéma, et l’absence de l’un fait s’écrouler le tout. Un film n’existe que pour être vu. Si personne ne le regarde, peut-on réellement témoigner de son existence ? Le Voyeur est définitivement le témoin du cinéma comme un art collectif – triste ironie quand on sait qu’il s’agit de son film le plus connu hors de sa collaboration avec Pressburger –, dans toute sa beauté et sa complexité. Qui est donc le voyeur ? Michael Powell, Mark Lewis, Helen, ce client de la librairie, nous, le monde entier même, tant que celui-ci prendra le temps de regarder.


Nicolas Macé

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