Critique du film Le Règne Animal

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Par Super Seven

le 05/07/2023

SuperSeven :

Belle bête

Avec Le Règne Animal, Thomas Cailley réunit plusieurs ingrédients qui, à première vue, ont tout pour inquiéter : une histoire centrée autour d’éléments fantastiques (malheureusement un genre encore risqué avec les moyens donnés aux productions indépendantes françaises) engendrant un air de série B, et surtout un Romain Duris de plus en plus en roue libre. Cette sorte d’X-Men à la française tient pourtant sur un fil (fragile s’il en est) à la lisière du ridicule, par la naïveté de sa démarche, la sincérité qui l’anime profondément. Dès les premières secondes, le ton est donné, avec une créature hybride mi-homme mi-aigle royal qui s’échappe d’une ambulance, avant une visite par Emile (étonnant Paul Kircher) de l’institution où est internée sa mère ; elle est aussi une mutante dans une forme animale déjà évoluée, la privant de sa parole. Ces êtres sont connus de tous mais pas forcément acceptés, on préfère les enfermer, marquer une nette séparation entre eux et les humains « normaux ». Cailley, lui, leur offre du temps d’écran, des apparitions, faisant même de certains de vrais personnages secondaires. Son univers prend corps, grâce la qualité — parfois un peu relative — des effets spéciaux, à travers la diversité des transformations en présence, conférant au bestiaire du Règne Animal une certaine richesse.

Le geste de Cailley a ainsi un soupçon de M. Night Shyamalan, dans la tendresse déployée envers les « monstres » et un jusqu’au boutisme dans la présentation de cette nouvelle civilisation qui étonne lorsque vient le moment d’être immergé dans cet étrange écosystème. Surtout, cette foi mêlée à la conscience des limites techniques, provoque une adaptation de sa mise en scène aux situations les plus risquées, avec par exemple une caméra qui a un temps de retard sur les « bêtes » qu’elle suit, ou bien un champ obstrué par le gigantisme de certaines créatures. On ne distingue alors que la texture des corps, ou bien des regards en très gros plan, et certaines apparitions vont jusque’à lorgner du côté de Apichatpong Weerasethakul, notamment au travers de la présence quasi fantomatique de la mère dont les apparitions rappellent celle des esprits dans Oncle Boonmee. Le tout bien sûr renforcé par ce tournage en milieu naturel dans de sublimes espaces qui enfouissent totalement Kircher, prisonnier de sa mutation et de son instinct en développement. Ce jeu des échelles de plan permet de rendre compte de la nature anxiogène des éléments, qui enferment l’action dans un espace pourtant non délimité.

Emile se libère de cet étau à travers plusieurs cris cathartiques : un premier lorsqu’il appelle sa mère par la fenêtre de la voiture, laissant pour la première fois deviner les émotions qu’il contient, puis un second qui lui fait écho, lorsque son nouvel ami hybride Fix (méconnaissable Tom Mercier) parvient enfin à prendre son envol. Une séquence qui n’hésite pas à flirter avec la mièvrerie, voire tomber dedans avec panache — on revient à la foi en l’homme et ses émotions —, et donne un autre souffle au récit ; l’envolée de Fix, que Cailley filme sous tous les angles, sans hésiter à casser la plastique de son film, est le point de bascule du Règne Animal. Si l’on pouvait s’inquiéter d’un quelconque second degré, Cailley balaie tout ça du revers de l’aile pour embrasser la veine de l’émerveillement. La clairière, lieu loin d’être anodin — un Eden qui dénote du reste des décors — laisse dès lors les bêtes se mouvoir à ciel ouvert, et devient l’endroit de tous les possibles, d’un cinéma qui mue de la proie à un certain conformisme en prédateur par sa capacité totale d’hybridation ; une idée illustrée par le personnage de Grenouille, caméléon capable de survivre à l’emprise humaine. Ces séquences dans lesquelles on sent tout le coeur et la tendresse de Cailley envers ses personnages sont la preuve de la possibilité de l’existence d’un cinéma de « grand spectacle » dénué de prétention combiné au regard intime du registre coming of age.

L’apparence nonchalante et blasée de Kircher révèle alors une palette assez nuancée d’émotions, qui allie progressivement fragilité et bestialité grâce à sa démarche d’animal errant et son regard de chien battu. Il contraste avec un Romain Duris en surjeu constant, qui irrite puis attendrit, à l’image d’un père maladroit ; mais aussi avec Adèle Exarchopoulos en policière grande gueule — rôle fonctionnel mais qui confère au film une autre part d’étrangeté —, dont les échanges avec Duris renvoient à l’absurdité qu’elle développe désormais dans le cinéma de Quentin Dupieux et provoquent à plusieurs reprises l’hilarité générale. Ce décalage ramène Le Règne Animal au terre à terre, pour en faire un vrai récit de personnages, axés sur leurs échanges et leurs problèmes — le deuil en tête : de la mère/épouse d’une part, du fils pour Duris, qui doit apprendre à couper le cordon pour laisser Emile devenir l’homme qu’il est. C’est en cela que l’entreprise de Cailley devient un petit tour de force : l’amour qu’il porte à tout son univers envahit le cadre quitte à rendre l’ensemble impur. Maladroit, excessif, ridicule ; Le Règne Animal l’est, évidemment. Mais s’il fallait une preuve de la pureté du geste de cinéaste auquel nous avons affaire, elle se trouverait dans la course effrénée de Paul Kircher au milieu de la nature, sans jamais se retourner ; il avance coûte que coûte, sans se soucier de ce qui l’entoure, insaisissable, fidèle à lui-même ; c’est là sa victoire, le règne de la liberté.


Pauline Jannon

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