Critique du film Le Consentement

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Par Super Seven

le 12/11/2023

SuperSeven :


Lettres ou le néant

Tôt ou tard devait se présenter l’idée : celle d’adapter le texte littéraire français le plus médiatisé des dernières années, déflagration dans le monde littéraire, et qui s’est affirmé comme le démantèlement d’un tabou commun à toute la société. Le consentement de Vanessa Springora, relatant l’emprise psychologique et sexuelle qu’elle a subi de la part de l’écrivain Gabriel Matzneff, développe le témoignage, la perspective intérieure, afin d'observer du dedans comment l’abus se construit socialement, se manifeste mentalement.

Pour la translation de ces enjeux à l’écran, c’est une autre autrice, Vanessa Filho, qui se voit confier la charge du récit. À tous les égards esthétiques, l’inversion est périlleuse, appelant à d’autant plus de fébrilité qu’elle advient au cœur d’un enchevêtrement moral et médiatique qui dépasse autant l’objet littéraire que l’objet cinématographique. Il va sans dire qu’un tel projet se doit d’avoir une note d’intention rondement ficelée : s’il ne se justifie pas artistiquement, c’est un acte de vampirisme ; s’il ne respecte pas suffisamment son sujet – la jeune Vanessa, son corps, son trauma – c’est une violence symbolique qui perpétue la première.

Or, dans l’espoir d’autant filmer à la première personne, au même titre que le geste de Springora, Filho marque son trait de mille effets de style, comme substituts. Questions de principe déjà : peut-elle s’employer efficacement à dépeindre l’intériorité d’un autrui pas si fictif, puisque ladite Vanessa Springora collabore jusqu’au scénario ? Est-ce vraiment sérieux de pénétrer, pour citer Debord, jusque dans le rêve de l’autre ? Filho semble oublier que la stylisation ne dispense pas de l’impératif documentaire, qui est au fond moins une question de méthode, qu’un réflexe vieux comme le cinéma : se placer en face du sujet quand on ne peut pas pénétrer ses entrailles. Pour citer un film récent, aux prémisses similaires, le flux de pensée et d’intériorité qu’est L’événement, pour Ernaux, n’était jamais refabriqué par Diwan, consciente de sa place et de son outil : Annie devient un corps entier qui, bien que filmé de près et au centre du plan, garde son mystère, sans que l’œuvre doive reproduire la forme de son cerveau.

Quelles conséquences, en pratique, pour Le consentement ? Chaque mot, chaque direction de jeu, chaque acte de montage, chaque cadre s’attèle à traduire le rapport de Vanessa au monde et ce que l’on doit en comprendre. Ce travail de mise en scène, par ailleurs si soigné, vaut d’ailleurs bien comme une valeur travail ou comme éthique du soin : marquer la forme au fer rouge pour qu’elle n’abandonne jamais le subjectif.
Ce bouillonnement de montage, d’abord, par de savants faux-raccords, une rythmique imposante du jump cut et des écartèlements elliptiques, se voit beaucoup mais constitue la part éventuellement sauvable de l’affaire, puisqu’il convoque une matière-souvenir – marque de distance bienvenue en cela qu’elle est la seule.
Les cadres eux-mêmes, très savants, jouent à tous les jeux de reflets et de distorsions pour dicter toujours à la rétine du spectateur le couple sentencieux de l’enjeu et de l’intention.
Autrement, Filho s’attèle à réunir les poncifs les plus vulgaires du flux de pensée adolescent – montages-séquences kitscho-malickiens à base d’excursions sur le Pont des Arts au crépuscule-contre-jour pubard, resurgissements oniriques du trauma dont le baroque rendrait jaloux le Andrew Dominik de Blonde, débauche ultra-dramatique de piano noyant toute scène de larme ou de fête, contre-plongées ralenties, Mozart à fond dans le walkman. Quand on ne saura plus par quel effet de style accommoder l’émotion, on fera écrire aux deux personnages des lettres enflammées qui nous éclaireront sur leurs états d’âme.
Or, on ne ferait pas de procès en mauvais goût au Consentement si celui-ci n’était pas foncièrement insultant vis-à-vis du réel auquel le film se targue de rendre justice, au point que la dernière scène met en scène glorieusement la revanche de Vanessa sur son traumatisme – l’acte d’écrire comme naissance d’un récit dont on aurait vu l’origine et non la retranscription.

Si Filho manifeste un point de vigilance dans le filmage des scènes de sexe, glaciales, rigidement découpées, échappant donc à toute accusation de complaisance, la surexpression qui inonde le reste semble reporter l’humiliation du personnage dans la représentation doloriste de son vécu traumatique. Le dernier acte, notamment, fait feu de toute crise de nerf délivrée par Kim Higelin, lui fait traverser des limbes cauchemardesques à la sous-Inland Empire, bref se repaît d’une très spectaculaire dépression – pour laquelle l’écriture advient comme deus ex machina.

Or, au même titre que le film, on ne se soucie là que de la surface. En l’occurrence, le symptôme le plus aigu et synthétique du Consentement serait son rapport au comédien. Parce que le ridicule du trio principal (Kim Higelin, Jean-Paul Rouve, Laetitia Casta) fait perdre intuitivement foi en tout ce qui suit ; surtout parce que cette déroute est, elle aussi, fruit d’un édifice autodestructeur d’enjeux et d’intentions.

Vanessa, d’abord, du haut de ses 13 ans au début du récit, est campée par une comédienne de 22 ans, solution évidente et tout à fait recevable à l’impossibilité d’employer une si jeune actrice. La feuille de route d’écriture et de jeu est donc de forcer le trait d’une candeur enfantine dans le premier tiers : on lui placarde maladroitement une timidité pathologique, des yeux de merlans frits, dans l’incapacité de s’adresser à un adulte du haut de son début d’adolescence. C’est au cours de sa relation avec Matzneff qu’elle prend en assurance et en maturité, finissant un an plus tard avec un bagou très propre à la vingtaine. « Elle grandit trop vite » est-il sans doute écrit sur le dossier de production : le résultat est involontairement tendancieux quant à l’apport intellectuel crucial que semble avoir eu le pédophile sur la jeune fille en fin de parcours.

La catastrophe majeure, c’est le Matzneff de Rouve, monstre de cinéma au sens le plus expressionniste. Le geste de Filho est de filmer une créature, un corps blafard et menaçant, vampirique (à savoir vieillissant et qui pompe le sang de la jeunesse). L’élocution de Rouve est intensément solennelle, c’est un homme de lettre déclamatoire mais surtout abstrait comme une chimère. D’abord il sonne faux, terriblement. Tout le personnage en devient inopérant ; ce qui est censé découvrir un Nosferatu au corps massif, mi-fascinant mi-repoussant lors du passage à l’acte, a déjà été ridiculisé par un cabotinage qui ferait pâlir encore un peu plus Bela Lugosi. Surtout, cela achève la drôle d’opération fiction / réalité qui irrigue le projet. Dans une séquence clé, Vanessa regarde à la télévision la fameuse interview de Matzneff chez Pivot qui suscite l’indignation de Denise Bombardier, présente sur le plateau. L’archive originale est conservée mais la voix du criminel est remplacée, en hors-champ, par celle de Rouve. Un pied dans le vrai, un pied dans le faux, donc – si l’on compare les deux extraits, on est frappé de voir comme l’attitude du Matzneff authentique est prosaïque, quotidienne, et ne signifie physiquement rien de cruel lorsqu’il profère des insanités, bien loin des poses enlevées de Rouve qui mystifie un génie du mal. Cet extrait d’Antenne 2 nous rappelle un constat vieux comme le monde, et que des grands cinéastes ont su si finement reprendre à leur compte cette année (Killers of the Flower Moon, La zone d’intérêt) : l’enfer est pavé de banalité et c’est ainsi qu’il contamine. Or, le fait social que met en scène Le consentement, c’est aussi tout un environnement qui a su et toléré le pire, parce qu’il n’en avait pas le visage.

Si Filho et Rouve refusent de regarder Matzneff sous l’angle de la banalité (et donc sous l’angle du réel), mais sous celui d’un vilain hollywoodien, ce n’est pas pour coller à la perspective de Vanessa, amoureuse – qui est d’ailleurs censée faire ordre – mais bien de leur propre dégoût construit sur une figure abstraite du mal a posteriori. Voilà une représentation d’office très confortante de l’horreur, esthétiquement vide, socialement inutile, mais sans doute physiquement efficace. Ce film d’horreur bas de gamme, sorti à point nommé pour Halloween, s’est fait exactement cette réputation sur TikTok, où une tendance-surprise a vu des milliers d’adolescents courir en salle pour le frisson procuré par spooky-Jean-Paul. Le distributeur s’en réjouit mais voilà un cocasse aveu d’échec pour la mise en scène d’un sujet aussi grave. Car sans vouloir ressortir un couplet d’abjection, tout cela n’était quand même pas très digne.


Victor Lepesant

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