Par Super Seven
SuperSeven :
Après la sortie quasi simultanée de Chime et Cloud en juillet dernier sur nos écrans, c’est peu dire que nous sommes en pleine « Kiyoshi Kurosawa-mania ». Voici en effet La Voie du Serpent, auto-remake d’un de ses films de V-Cinéma — terme désignant ces productions japonaises destinées au marché vidéo avant de parvenir jusqu’à nous — connu en France sous le titre Le Chemin du Serpent. Les deux œuvres partagent d’ailleurs, au Japon, le même intitulé – Hebi no michi – et le point de départ est inchangé : un père, écrasé par le deuil du meurtre atroce de sa fille, entreprend une vengeance implacable avec l’aide d’un complice mystérieux, aussi glacial qu’énigmatique. Là où Le Chemin met en scène un petit yakuza épaulé par un professeur de mathématiques qui « a toujours rêvé de faire quelque chose comme ça », Kurosawa transpose ici la dynamique à un duo inattendu : Albert (Damien Bonnard), journaliste fébrile, et Sayoko (Kô Shibasaki), psychologue d’origine japonaise, figures bancales et complémentaires de cette quête morbide de vérité.
Ce qui frappe d’abord, c’est la fidélité apparente de cette nouvelle version à la structure de son aînée. Toutes deux s’ouvrent sur un premier enlèvement qui agit comme matrice : il révèle d’emblée le modus operandi du tandem, tout en dessinant leur contraste. Albert est fragile, vacille déjà sous le poids des événements à l’image de son regard livide sur son arme dans la voiture quelques instants avant d’agir ; Sayoko, elle, est impassible, implacable. Ensemble, ils séquestrent Laval (Mathieu Amalric), premier coupable présumé, dans un hangar délabré où se déploie un véritable théâtre d’humiliation : enchaîné au mur, nourri à même le sol, lavé au jet d’eau… autant de gestes rituels destinés à briser sa résistance. Laval finit par dénoncer Guérin (Grégoire Colin), qu’il présente comme son supérieur, lequel subit, plus tard, le même traitement et qui dévoile également les contours d'une société secrète appelée "Le Cercle", plus tard dévoilée comme une sombre entreprise de snuff movies ayant exploité la fille d’Albert.
La logique de répétition est à l’oeuvre : à chaque nouveau suspect, Albert relit le rapport d’autopsie du meurtre de sa fille, tandis qu’à ses côtés une télévision diffuse en boucle les images du drame. Très vite ce cycle prend l’allure d’un remake dans le remake, où la mécanique, loin de se renforcer, s’enraye. C’est Laval, le premier, qui craquelle le système en impliquant son supérieur et en révélant, incidemment, le lien d’Albert avec Le Cercle — découverte que Sayoko, comme les spectateurs, apprend dans l’instant ; aucun temps d’avance chez Kurosawa qui privilégie le flux tendu. L’empathie évidente pour Albert se trouble alors face à cette ambivalence naissante, que la mise en scène ne cesse d’explorer.
Il suffit, lors du premier enlèvement suscité, d’un long travelling arrière de Laval implorant la pitié vers Albert, seul et muet dans la pièce voisine, pour installer ce dernier comme une figure endeuillée, touchante malgré sa violence sourde. Une image fissurée voire inversée par la suite lorsque surgit un Albert sadique, s’esclaffant lors d’un plan fixe où, à côté d’une Sayoko qui arrose violemment avec de l’eau les prisonniers, il jubile de leur souffrance. La légitimité de ses motivations initiales s’efface peu à peu pour laisser place à une vengeance qui le rabaisse au rang des criminels qu’il traque.
À l’instar de ceux-ci, Albert est une figure médiocre, dépassée par une machination qui le broie. Kurosawa insiste sur cette faiblesse par des choix de montage : à mesure que les cadavres s’accumulent, Sayoko contraint Albert à les contempler, mais la réaction du journaliste prime toujours sur la révélation des corps inertes, soulignant la lâcheté derrière cette posture vengeresse. Albert se rêve en ange exterminateur, mais détourne les yeux face à ses propres actes.
C’est là l’écart majeur avec la version originale, où le père endeuillé est un modeste yakuza rejetant la faute de l’assassinat de son enfant sur son propre clan ; Le Chemin du Serpent pervertit le film de yakuza, à la manière d’un Takeshi Kitano au même moment, pour révéler la médiocrité intrinsèque de cette communauté : chacun trahit l’autre pour sauver sa peau. Cette fois, Kurosawa pousse cette idée encore plus loin en substituant aux figures du milieu criminel de simples « monsieur tout-le-monde », dont rien, a priori, ne laisse présager les atrocités qu’ils commettent et dont la coeur n’est pas autant préparé à faire couler le sang de l’autre malgré les stratagèmes mis en place.
Dès lors, tout n’est qu’apparences et faux-semblants. Lorsque l’enquête semble dans l’impasse, Sayoko déclare à Laval et Guérin qu’ils peuvent bien désigner un bouc émissaire, qu’elle ne cherche pas tant la vérité que la possibilité d’aider Albert à exorciser son deuil. À partir de là, La Voie du Serpent plonge dans un double mouvement : celui du mal, avec la multiplication des cadavres et la folie grandissante d’un Albert défiguré par sa vengeance ; et celui du mensonge, moteur d’un monde où nul ne dit ce qu’il est ni ne fait ce qu’il prétend.
C’est dans ce cadre que surgit l’une des plus belles idées de mise en scène : le contraste entre les images du réel (ce que voit la caméra de Kurosawa) et celles projetées sur les écrans, à travers le marché de snuff movies. Alors que les personnages s’emploient à dissimuler leurs intentions et leurs complicités, les écrans apparaissent comme les seuls vecteurs d’une vérité tangible. À l’instar de Cloud, qui réactive les fantômes technologiques hantant le cinéma de Kurosawa depuis le tournant des années 2000, La Voie du Serpent interroge la technologie par le prisme du dispositif vidéo. Tandis que chacun s’enfonce dans ses mensonges et ses ténèbres, une seule image semble encore porter l’innocence : celle de la vidéo de la fille d’Albert, reliquat lumineux au milieu du cauchemar.
La mécanique de répétition amplifie ce contraste, opposant sans cesse la vision de la jeune fille brutalement assassinée aux crimes de son père sans que cela n’apporte de réponse à ce dernier. La séquence finale de fusillade dans un hangar désaffecté— bouclant la boucle tout en faisant un clin d’œil évident à Cloud — radicalise ce dispositif : le temps s’y fige, Albert se retrouvant face à une multitude d’écrans qui l’engloutissent définitivement dans l’univers des coupables qu’il poursuit. Un rapport dévorant qui se matérialise, comme dans Le Chemin, lors du visionnage conclusif de l’un de ces snuff. Or, loin du l’insoutenabilité de l’original — ce regard qui, tout en voulant fuir l’horreur face à lui, ne peut s’en détourner, plaçant le spectateur dans un inconfort coupable —, Kurosawa opte ici pour un décalage subtil : le plan sur le regard subsiste il introduit la séquence avant de céder place à un long travelling avant, plongée littérale dans la matrice de la télévision. Simple inversion de montage, mais dont la portée est immense : ne nous suggère-t-on pas que nous avons basculé dans une ère où la souffrance n’est plus seulement représentée, mais constitutive du spectacle lui-même ?
Nicolas Macé