Critique du film La tempête qui tue

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Par Super Seven

le 19/03/2024

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La scène du bar : Les futurs amants face à l’Histoire et sens de la composition géométrique chez Borzage.


Ce qui cèle l’impossibilité des amants borzagiens à accomplir et vivre pleinement leur amour c’est l’Histoire, torrent destructeur qui écrase les individus. Si le cinéma de Frank Borzage est doté de quelque chose de transcendant, presque spirituel, situé dans l’absolu que touche la passion éternelle, l’Histoire est ce cadre dans lequel elle gagne son immortalité en s’élevant au dessus de la mort. À ce titre, dans L’Isolé (1929), c’est la guerre qui provoque le handicap du personnage de Charles Farrell duquel découle l’impossibilité de déclarer son amour à celui de Janet Gaynor. L’Histoire est ici à la fois la Guerre qui provoque l’invalidité du personnage, et les mœurs et stéréotypes d’une époque, comme chez Douglas Sirk, autre prince du mélodrame américain, qui interdisent à un être valide et invalide de nourrir des désirs l’un pour l’autre. Mais Borzage déploie sa vérité avec conviction : l’Amour est un miracle plus fort que tout. Tel est le message des films du cinéaste, tel est leur sujet essentiel qui renvoie au second plan toute prétention à une analyse socio-historique sérieuse.
Le cas de La Tempête qui tue, sorti en 1940, dénote dans sa dimension explicitement anti-nazi. L’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, alors que la M.G.M n’a même pas encore pris officiellement son tournant de soutien à l’effort de guerre, pousse l’auteur à mettre en exergue la situation historique. À l’heure de la mobilisation, la passion des amoureux ne suffit plus, il convient de s’indigner contre l’Histoire, de changer son cours. Sans constituer une opposition au cinéma de Borzage, le film comporte quelque chose de plus pessimiste qu’à la normale, dans la lignée de son Adieu aux armes (1932) où la réalité terrestre rappelle la transcendance amoureuse pour la terrasser. Il y a donc différence subtile et non pas contradiction.

Le réalisateur déploie d’ailleurs ses codes habituels pour investir le récit. La spiritualité n’est par exemple pas négligée. À ce titre, le générique d’ouverture défile sur un plan de ciel. Cette convocation du céleste s’accompagne ensuite d’une voix off, d’un narrateur extérieur et invisible, évoquant la création de l’Homme et sa lutte contre les forces destructrices de la Nature dans un temps reculé, qui le poussait par croyance à sacrifier ses semblables. Ces éléments maintenant apprivoisés, il est nécessaire de lutter contre nos propres démons qui nous poussent à nous entre-tuer. L'analogie avec la nécessité d’intervenir contre les nazis est certes évidente, mais il demeure que Borzage la place dans une logique ontologique et presque téléologique.
De même, ce sont bien autour de deux amants, Martin et Freya, incarnés respectivement par James Stewart et Margaret Sullavan, que le récit se construit. Ils concentrent le statut d’opprimés, bien qu’ils le partagent aux côtés d’autres personnages tels que Mr Werner ou encore Le Professeur. L’Histoire apparaît donc encore une fois comme celle qui réprime les individus, celle qui détruit les sentiments humains les plus nobles comme l’amitié, la fraternité, et l’amour. Mais elle est aussi paradoxalement celle qui rassemble les amants. Si Martin et Freya cultivent une amitié sincère depuis leur tendre enfance, c’est la montée du nazisme qui les propulse dans le sentiment amoureux. Peut-être devine-t’on que cela préexistait chez le personnage de Stewart, mais il demeure que c’est son indignation à l’encontre de l’endoctrinement idéologique allemand qui permet à ce sentiment de prendre vie réciproquement. Cela s’illustre particulièrement dans un plan où l’hymne nazi est entonné par tous dans un bar, excepté par les deux personnages. Le sens de la géométrie, cher aux cinéastes du muet, transparaît ici pour souligner le rapprochement du couple dans leur non-allégeance au régime. Au centre du cadre, ils sont les seuls visages humains au sein d’une foule de bras levés, appartenant à des individus déshumanisés, tournant le dos à la caméra. La composition isole les personnages, dans leur refus et leur dignité, les unissant de fait.

En ce sens, l’Histoire est ironiquement tragique. Elle fait naître le désir amoureux mais le frustre en l’empêchant de se vivre pleinement. Là est toute sa cruauté : à la fin du film, alors en fuite avec Martin, tandis que sonnent les cloches du village d’Autriche, à la fois appel céleste qui signe la mort, puis appel du refuge du couple qui lui permettrait de s’aimer librement, l’agonisante Freya murmure « We made it didn’t we ? We are free ». L’expéditivité relative de la scène et son ironie symbolique la condamne à ne pas s’élever au-delà de la sphère terrestre. Dans cette ambivalence, entre espoir et désespoir de l’existence en un au-delà, réside notre condition humaine. En cela La Tempête qui tue apparaît plus pessimiste, car plus sceptique — ou du moins, moins arrêté — que les autres films de Borzage.
La cruauté de l’Histoire dépasse le cadre des amants pour se révéler dans tous les pans du quotidien emportés par son cours, et ainsi souligner le tragique. Elle se fait notamment ressentir sur le plan de l’amitié et de la famille. Par exemple, le personnage de Fritz, ami de Martin puis fiancé de Freya dans au commencement, sacrifie son amitié et son amour à son engagement pour le national- socialisme. Seulement, cet état d’oppresseur apparent le conduit à diriger la patrouille qui assassine celle qu’il aimait. Ainsi, chez Borzage, l’Histoire n’est pas fordienne. Les individus ne sont pas ici ceux qui la font, mais ceux qui la subissent. Martin et Freya incarnent de fait ce rempart de l’individualité, matrice très américaine qui imprègne le métrage, face à une foule déshumanisé qui prône l’effacement de l’individu au profit de la nation. Même Fritz, derrière son statut d’agent de l’Histoire, n’est que plus opprimé. Au bout du compte, seule la pathétique illusion qu’il a fait ce qui était juste pour la patrie lui permet de s’aveugler quant à ses remords.
Cette amertume s’accompagne d’une mélancolie constante. À la vie heureuse et idyllique d’un petit village allemand dans les montagnes dans lequel règne harmonie et sens de la communauté, s’oppose le climat de terreur qui s’y établit au fur et à mesure du film. La scène du dîner d’anniversaire fait figure de moment de bascule entre ces deux mondes. Alors que l’on observe une famille et des amis unis, que Freya et Fritz annoncent leur fiançailles, la phrase prononcée par le Professeur « May our happiness continue as long as we live » apparaît comme une sentence ironique face à la terrible annonce : Hitler est élu chancelier. Immédiatement, le cocon se désunit. Tandis que le Professeur, sa femme, Martin, et Freya restent à table, les autres se ruent sur la radio pour écouter la grande nouvelle. Pareillement, ce seront eux qui quitteront le dîner d’anniversaire pour se rendre à un rassemblement nazi. La mélancolie s’établit immédiatement : plus rien ne sera plus jamais pareil. Borzage la souligne d’ailleurs très habilement lorsque l’on apprend que le Professeur a été arrêté. En insistant sur les chaussons du Professeur, tout juste ramenés de l’Université, le réalisateur fait écho à une situation comique au début du film dans laquelle le Professeur oublie d’enlever ses chaussons mouillés pour enseigner. Ce détail relève d’une certaine élégance, presque lubitschienne dans le dispositif, mais dans un registre amer qui évoque un temps révolu de l’insouciance.
Ce sentiment mélancolique atteint son paroxysme avec la scène finale. Dans la maison familiale désormais inhabitée, alors qu’à travers la fenêtre l’on aperçoit la neige tomber comme pour conjurer le sort et pleurer, l’un des fils invoque le nom de sa soeur : « Freya ». Il invoque non seulement des fantômes mais se fait lui-même fantôme dans une ambiance quasi-fantastique : La caméra adopte son point de vue, en en faisant une présence qui entend ses souvenirs de la soirée d’anniversaire, dernier instant de bonheur où tout a basculé. La présence quitte la maison, et la caméra vient révéler ses traces de pas que la neige recouvre peu à peu, signifiant à la fois l’absence et la mortalité. La voix off qui ouvrait le film fait son retour pour le clore, en évoquant de manière imagée une possibilité de rédemption chez l’Homme. La neige qui vient effacer les empreintes a ainsi une dimension cathartique et offre l’espoir d’un renouveau. Ce dernier adviendra t-il cependant dans ce monde ?

Qu’on ne s’y trompe donc pas, l’humanité de Borzage ne saurait en faire un cinéaste mielleux. Le mélodrame ne s’y affilie nullement lorsqu’il est bon. Nous avons déjà exprimé la cruauté mise en scène dans La Tempête qui tue, ou encore le sentiment de disparition et d’amère mélancolie qui l'imprègnent. C’est l’Histoire et son ironie tragique qui sont les moteurs du récit. Et, face à la perte des êtres aimés, seules demeurent la tristesse et le doute, qui induisent l’espoir. Plus que cela : dans le même sens qu’il serait exagéré de le faire avec le cinéma de Capra, on ne peut désinvestir le cinéma borzagien de la brutalité qui s’y trouve. Le style d’inspiration expressionniste de Borzage souligne la grande violence symbolique qu’il distille. L’on y retrouve le sentiment de terreur, de perte, de tragique. Et au fond qu’importe car Borzage le fait avec élégance et style ! Sans oser employer le terme de formaliste, disons qu’en tant qu’ancien cinéaste du muet, il cultive la forme et la matière avec soin, déployant la grammaire cinématographique à un stade de haute noblesse. Car Borzage a foi en ce qu’il filme.
C’est ici que réside l’essentiel : à travers sa foi dans le récit, c’est sa foi dans la force du cinéma qui transparaît.


Benjamin Bray

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En haut : Le plan des chaussons. La force du symbolique chez Borzage. En bas : Un plan d'inspiration expressionniste.