Critique du film La Noire de...

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Par Super Seven

le 12/12/2020

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Lorsqu’il réalise en 1966 son premier long-métrage, « La noire de… », Ousmane Sembène effectue quelque chose d’encore plus grand que cela. En effet, son film se trouve être le premier long-métrage sénégalais, et même le premier long-métrage jamais produit sur le continent africain (même s’il s’agit d’une coproduction franco-sénégalaise). Après quelques années passées en France au cours desquelles Sembène peine à intégrer une formation de cinéma, avant de retourner au Sénégal réaliser son premier court, celui-ci décide de se servir de ses expériences et de mettre en scène une histoire mettant en lien ces deux pays.

« La noire de… », c’est l’histoire de Diouana, une jeune bonne sénégalaise qui suit ses patrons en France le cœur léger, mais avide de découvertes, et qui va courir de désillusion en désillusion à mesure que les autres la méprisent et que la solitude la gagne.
Sa quête personnelle se perçoit dans la forme adoptée par le film, celle d’un journal intime, qui offre le détail des moindres actions et pensées de la jeune femme. Le point de vue très intériorisé du personnage se ressent ainsi dans le son et l’image qui deviennent le reflet de ses perceptions. Par exemple, lorsque ses patrons déjeunent avec leurs amis, le spectateur entend leur conversation depuis la cuisine, lieu d’isolement de Diouana, et ressent donc sa détresse face à chaque mot blessant prononcé à son encontre. Celle-ci se retrouve alors dans un entredeux douloureux quant à son regard sur la France, pays qu’elle fantasme autant qu’il lui est invisible. Comme prise au piège par la maison de ses patrons, ses rêves d’une contrée pleine de nouveautés s’effondrent devant une réalité plus cloisonnée et silencieuse.
Le spectateur lui aussi ne sort jamais de la maison et vit de la même manière l’enfermement et le cloisonnement de l’univers. Tout ce que nous voyons ou entendons à l’écran est intimement lié à Diouana et à son expérience de vie, nous sommes plongés dans son quotidien.
Pour ajouter à cette dimension de journal intime, Sembène choisit également de faire l’usage de la voix off pour immerger encore plus le spectateur dans l’esprit de Diouana. Ce procédé, présent tout au long du film, participe à la mise en place d’une certaine narration axée sur le cheminement des pensées du personnage. Ses allers-retours psychiques permettent de construire le récit en introduisant plusieurs flashbacks, tout en montrant son état mental. On peut voir en ce schéma et les divers artifices exploités une inspiration des films de la nouvelle vague comme "Cléo de 5 à 7" ou "A bout de souffle".

Par ailleurs, « La noire de… » est un film tout en contrastes, tant picturaux que socio-culturels. Le noir et blanc a un rôle très important, mettant notamment en exergue la différence de couleur de peau entre les personnages et participe à montrer la séparation entre ces deux univers à l’époque. Diouana se retrouve subitement enfermée dans le monde froid et bien rangé du bourgeois colonialiste, toujours mis en évidence par la rigidité des lignes de la composition. Tous ces écarts visuels ne font qu’accentuer celui culturel, omniprésent ; Sembène crée une mosaïque musicale en faisant alterner musique européenne et musique africaine. La culture sénégalaise est bien présente mais les patrons ne voient en elle qu’un objet de décoration pour leurs intérieurs, dans une attitude de colonialisme pur et dur. Diouana elle aussi est confrontée à une certaine culture française, et la tendance de ses employeurs à boire et manger à outrance est un facteur de choc et de dégoût.
Enfin, le contraste est également social : le couple est aisé, bourgeois, là où Diouana vient d’un milieu très modeste et travaille par nécessité. Cette différence se ressent d’ailleurs dans le rapport à l’argent des personnages : à la fin, le patron pense pouvoir tout régler avec son argent, à deux reprises, alors que la blessure de Diouana est plus profonde, intime et irréparable. Elle souffre du déterminisme social et raciste : cette impossibilité de s’élever, de s’émanciper de son milieu et de sa condition. Cette impuissance ressort tout particulièrement lors de la scène où Diouana enfile des chaussures à talons ; sa patronne lui ordonne alors de les retirer : « n’oublie pas que tu es une bonne », cristallisant à la perfection l’impasse dans laquelle Diouana est face à cette dimension d’hérédité que le film veut mettre en évidence.

La progression du film n’est toutefois pas la simple descente aux enfers escomptée, mais plutôt un mélange savant de désillusions progressives et d’illusions passées. Le fait de renverser par moment l’ordre chronologique de ces émotions donne encore plus de force à la dimension tragique : assister à la naissance d’un espoir après avoir été témoin de son évanouissement est une sensation très amère. De plus, cette fatalité se ressent dès la scène d’exposition : ce bateau qui avance lentement dans le port et qui envoie des signaux sonores à intervalles réguliers, avec un fort vent en fond, donne une étrange sensation d’inéluctable.
Enfin, le rythme et le montage ont une importance capitale car si les questionnements et les retours en arrière dynamisent le film, le vide existentiel de certaines scènes dans leur rupture n’en est qu’accentué. Ces scènes au cours desquelles la musique et la voix off s’effacent et laissent place au mutisme de Diouana sont annonciatrices du désespoir grandissant qui la ronge, et qui conduit à l’irréparable final. Cette conclusion tragique montrée très brutalement est d’une grande justesse : l’espoir disparait, c’est un constat du fossé qui sépare les cultures et les classes, et d’un passé de violence qui marque encore le présent. La seule lueur qui persiste est la jeunesse, représentée par le garçon au masque à la toute fin ; une jeunesse qui porte les cicatrices d’hier, mais qui arrivera peut-être à faire bouger les lignes.

« La noire de… » est alors une œuvre très intime où les émotions dirigent toute la narration. Son propos est clair, certes grandement fataliste, mais rempli de pistes de réflexion. C’est aussi un témoignage de cette époque, à la portée quasi-documentaire aujourd’hui, sur les mentalités et leur évolution ainsi que sur les bases du racisme dans le colonialisme. Il marque l’irruption radicale et nécessaire dans le cinéma de cette époque d’un nouveau point de vue, qui surprend par la simplicité avec laquelle il aborde un sujet aussi complexe – là où le cinéma occidental peine à offrir un regard affirmé sur de telles thématiques. Sembène a été un précurseur qui inspire encore de nos jours par son audace et son engagement.


Félix Ogée

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