Critique du film La Garçonnière

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Par Super Seven

le 31/10/2023

SuperSeven :


Assurance sur l’Amour

Un film de Billy Wilder est toujours une grande friandise. Au goût amer dans le cas de La Garçonnière, l’un de ses nombreux chefs-d’œuvre, et pas des moindres. C’est pourquoi, quand le Festival Lumière propose de (re)découvrir l'un des éternels classiques du (soi-disant) plus grand dialoguiste du cinéma américain, on accepte et on s’assoit, émerveillé, dans la salle de cinéma.

C’est dans un climat de censure que Billy Wilder, inspiré par Brève Rencontre de David Lean, tourne une histoire sur deux êtres. Deux personnages campés par Jack Lemmon, son acteur fétiche et surtout son Monsieur Tout le Monde, et Shirley MacLaine, qu’il retrouve trois ans plus tard dans Irma La Douce, autre immanquable du cinéaste. La Garçonnière commence sur une voix-off, celle de C.C Baxter (Lemmon), seul élément humain parmi les premières images qui défilent : d’abord, un très grand immeuble, puis des bureaux à n’en plus finir. Wilder indique très vite que nous arrivons dans le penchant plus sombre de son œuvre. Les lieux dans lesquels Baxter évolue sont impersonnels — surtout son appartement, véritable donjon sexuel pour ses supérieurs hiérarchiques —, et celui-ci est uniquement défini par son travail et la dévotion qu’il y apporte – en témoignent les anecdotes sur l’immeuble racontées de manière quasi-robotique. On est loin de se douter qu’une comédie romantique est sur le point de débuter, sauf si l’on se rappelle l’adage de Wilder qui veut que « la meilleure comédie est surtout celle qui est la plus tragique ». D’autant que le noir et blanc perpétue ici particulièrement le sens de l’artificiel du cinéma de Wilder. En effet, le procédé — notamment dans un film comme La Garçonnière, où la profondeur et le décor sont importants — utilise beaucoup de lumière, souvent artificielle, afin de faire exister l’image, qu’elle soit sombre, lumineuse, profonde ou plate. Cela sert également l’idée d’un monde sans couleurs, où tout être est uniformisé et où tout se mélange. Les personnages sont isolés dans les larges cadres (sublime utilisation du format 2:35), parfois entourés de vide ou, dans d’autres moments, comme parqués dans leurs locaux-abattoirs.

Heureusement une autre lumière, elle nullement artificielle mais chaleureuse et humaine, existe à travers le merveilleux duo Baxter-Lemmon & Fran-MacLaine. Baxter, complice d’une société et d’une entreprise misogynes, est un homme seul, plus encore durant les fêtes de fin d’année. Il fait froid, et n’a nulle part où aller. Fran Kubelik, elle, est une fille usée par son travail et sa hiérarchie — moralement et physiquement, elle entretient une relation avec son patron —, et invisibilisée par sa fonction (une « femme-ascenseur »). C’est là qu’il est malin de redécouvrir ce film avec l’œil de 2023. Wilder et son coscénariste (son grand partenaire I.A.L Diamond) dénoncent déjà parfaitement une société qui (ab)use de ses contributeurs et, surtout, de ses femmes. Certains traits manquent de tact aujourd’hui évidemment — une grande scène de claques qui vire en longueur —, mais il est assez admirable de voir une comédie romantique distiller une critique aussi maligne des rapports de force entre les hommes et les femmes, dénoncés ici surtout dans la sphère professionnelle. Nous pouvons même extrapoler et envisager l’univers de La Garçonnière comme miroir à celui du cinéma, industrie où, sauf les grands visages, tout est déshumanisé, ne sert que de fonction ou de partenaire sexuel. Tout est passé sous silence, et on ne s’intéresse pas aux conséquences. C’est d’ailleurs là que toute la dimension tragique du récit prend le relais. La beauté du geste de Wilder et Diamond est de n’user que de peu de mots. Ainsi, un miroir cassé est à la fois symbole d’une personne brisée mais aussi source d’une révélation – le double-jeu d’un personnage que rien n’accusait. Tout ceci culmine au moment où Fran ingère trop de somnifères, dans une tentative de mettre fin à ses jours. Séquence choquante pour un tel film, mais source d’émotion et, étrangement, de comédie — tant dans la gestuelle de Baxter, exagérée, que dans la grande naïveté du personnage sur la situation. Ce ressort comique, bien plus subtil que dans certains de ses films, convient étrangement à l’instant. Que faire d’autre que de rigoler de sa situation ?

C’est dans cette ambiguïté (doit-on rire, finalement, d’une tentative de suicide ?) que surgit le génie de La Garçonnière. Certes scénariste reconnu par ses mots et ses blagues — exceptées ses incursions dans le film noir —, Wilder montre qu’il n’est pas que ça, qu’il serait plus sage de le considérer comme un cinéaste du doux-amer. On pense au tragique de Fedora — le film et le personnage —, à la mélancolie de Sabrina et Ariane et surtout, aux satires que sont Un, deux, trois et Spéciale Première. Derrière l’amusement et la grande bouffonnerie de surface, ces œuvres ont toutes pour elles un cœur battant, sincère. Ici, la relation entre Fran et C.C – êtres déshumanisés par leur environnement mais qui voient en l’autre ce qui leur fait défaut – est d’autant plus sincère qu’elle est tâtonnante. Comme il l’a révélé dans les fameuses Conversations avec Cameron Crowe, La Garconnière est le film préféré de son auteur. « Nous avions les acteurs qu’il fallait. Ça a marché ! » dit-il. Face à une telle réussite – au cas où vous ne l’aviez pas compris, il s’agit de l’un des plus beaux films du monde –, remettons-en nous à sa belle réplique finale — une habitude chez Billy Wilder : Shut up & deal.


Pierre-Alexandre Barillier

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