Critique du film La Forteresse Noire

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Par Super Seven

le 23/07/2025

SuperSeven :

Difficile, au premier abord, de situer La Forteresse Noire dans la filmographie de Michael Mann. Objet trouble, maudit, son tournage chaotique entre l'Angleterre et le Pays de Galles fut marqué par la mort de Wally Veevers, superviseur des effets spéciaux, et par de vifs conflits autour du design de l'antagoniste, le démon Molasar. Le film sorti en 1983 ne ressemble qu'à demi à ce que Mann avait envisagé, et ce résultat étrange s'explique autant par ses conditions de production que par la nature hybride du projet lui-même. Adaptant un roman de Paul Wilson sorti quelques années auparavant, La Forteresse Noire prend place dans les Carpates roumaines quand une une escouade nazie, chargée de surveiller le col de Dinu, investit un village isolé et, installe son campement dans l’étrange structure adjacente qui terrifie les habitants. Lorsqu’ils libèrent accidentellement un démon ancestral en tentant de voler les métaux précieux qui recouvrent les murs, le docteur Cuza accompagné de sa fille, tous les deux juifs et alors emprisonnés dans un camp de travail, est appelé pour percer les secrets du lieu. Tandis que les morts s’accumulent, causées par les exactions de Molasar, un autre être surnaturel s’éveille à son tour : Glaeken, dont le dessein est d’enrayer la propagation du mal.

Que Mann, cinéaste de l'urbain et du contemporain, se soit tourné vers le roman de Paul Wilson peut surprendre. Certes, le film s'inscrit dans un moment hollywoodien favorable aux expérimentations de genre, entre fantastique et horreur pop (on pense à Christine, The Thing, Les Prédateurs), mais la signature est ici plus diffuse. Situé entre Le Solitaire (1981), film noir ancré à Chicago, et Le Sixième Sens (1986), autre adaptation littéraire dominée par la ville, cette fois-ci Los Angeles, La Forteresse Noire apparaît comme une incursion déconcertante dans l'onirisme horrifique. Son échec critique et commercial, dont le montage final de 96 minutes est loin des 210 imaginées par Mann, a contribué à sa mise à l'écart. Rarement mentionné par le réalisateur lui-même, le film est devenu un mirage, un fantasme cinéphile, survivant sous forme d'ébauche inachevée. Pour autant, réduire La Forteresse Noire à une production défectueuse serait une erreur : en dépit de dialogues malhabiles, d'effets visuels kitsch, et d'un récit à tiroirs souvent laissés entrouverts, le film recèle d'étincelles. La question ici n’est pas de réhabiliter l'œuvre uniquement à cause du nom qui est attaché mais bien de déceler les bribes qui se cachent au milieu de ces cicatrices. Si le réalisateur désavoue complètement le film, le revoir à l’aune de toute sa carrière donne un tout autre regard. Car si La Forteresse Noire détonne dans l'œuvre de Mann, elle contient déjà ses matrices formelles et thématiques.

Il faut se replonger dans l’une des rares interviews où Mann en parle pour comprendre sa genèse : « Avant même l’histoire du roman, le point de départ était le suivant: je venais de faire un film urbain très stylisé et en même temps très réaliste (Le Solitaire, NDLR). Certes vous pouvez mouiller les rues, les sécher mais cela reste des rues ! Et j’avais l’envie, presque le besoin de faire quelque chose de proche de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez où je pourrais enfin travailler sur une matière imaginaire et recréer la réalité que je voulais ».

Le réalisme que l'on attribue à Mann est traversé de visions : l'apparition du coyote dans Collateral, les regards perdus dans l'océan de Heat, ou encore cette scène d'action dans les colonnes de marbre de Hacker. Autant de moments suspendus, arrachés au réel. La Forteresse Noire, en revanche, est l'inverse absolu, une œuvre entièrement faite de ces visions. Le générique d'ouverture, enchaînement de panoramiques et de gros plans énigmatiques, dissout toute logique spatiale. Les nazis arrivent dans un espace indéfini, où l'artillerie moderne jure avec la forêt primitive. Le spectateur, comme le capitaine Woermann (Jürgen Prochnow), leader de l’expédition, entre dans un rêve fiévreux (qui n’est pas sans rappeler par instant le Sorcerer de William Friedkin). Son regard se raccorde avec les éléments du décor sans réelle logique narrative, une allumette qui se craque, les chenilles des tanks, le ciel. Au milieu de cette jungle luxuriante, l’escouade semble hors du décor et arrive dans ce village roumain dans un état de somnolence voué à perdurer et accentué par l’enivrante musique de Tangerine Dream, déjà présente dans Le Solitaire. Par ailleurs, c’est ici la première fois qu’il travaille un thème devenu indissociable de sa carrière , celui de la technologie transformant l’espace des humains. Les véhicules rutilants agressent le décor, assourdissent l’ouïe des spectateurs (on ne sait plus distinguer la musique du bruit des moteurs et des roues) et perturbent l’apparent calme que le film dévoile lors de son premier plan. Si la question n’est pas aussi creusée qu’elle le sera dans Public Enemies ou, bien sûr, dans Le Dernier des Mohicans, elle a le mérite d’épouser pleinement l’idée d’un conte pour adulte, où la technologie est utilisée par l’incarnation du mal absolu au XXème siècle, les nazis.

L'aspect onirique culmine avec l'apparition de Glaeken, réveillé à Athènes pour arrêter Molasar. Plus encore, cette entité symbolise les forces et limites de La Forteresse Noire. Si son caractère fantastique justifie son apparition quelque peu soudaine, celle-ci s'inscrit dans un élan de facilités scénaristiques – traces probables d'une narration charcutée – afin de résoudre toutes les plaies d’une histoire qui se fissure elle-même à chaque scène. Mais c’est aussi grâce à lui que le film explore le mieux son versant chimérique , dès son trajet en bateau jusqu'à la Roumanie marqué par un simple plan aérien hors du temps, lequel évoque déjà les futures figures océaniques de Mann. On pourrait le croire surgir de Dracula, tant sa fonction narrative — arrêter Molasar — rappelle celle de Van Helsing, appelé lui aussi de l’étranger – Amsterdam – afin d’annihiler le mal qui se propage. Mais ici, l'affrontement est plus métaphysique. Glaeken et Molasar ne sont pas simplement le bien et le mal : ils forment une dualité essentielle, qui préfigure celles de Heat (Hanna & McCauley) et Collateral (Vincent & Max). Leur conflit est dialectique, leur existence interdépendante. Et la mort, récurrente chez Mann comme aboutissement inéluctable du face-à-face, atteint ici une dimension sacrée : les deux entités sont condamnées à disparaître pour contenir le mal.

La Forteresse Noire, bien que le plus balbutiant des films de Mann, n'est pas une anomalie mais une chambre d'écho déformante de toute son œuvre à venir. Un concentré de ses obsessions dans un songe baroque et spectral dont le montage inachevé ajoute paradoxalement à sa puissance d’évocation, à l’image de la séquence dévoilant le caractère fantastique de cette forteresse de lorsque les deux premières victimes du démon tentent de dérober les métaux précieux contenus en son sein. La caméra s’engouffre alors dans le trou causé par les soldats afin de dévoiler l’intérieur de la bâtisse à travers un long travelling arrière où le gigantisme aux accents lovecraftiens hors de notre monde vient donner un vertige total. Un plan à l’imagerie hallucinante, hors du temps et du monde, comme l’est cette forteresse et ce qu’elle représente.

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