Critique du film La Femme de Tchaïkovski

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Par Super Seven

le 14/02/2023

SuperSeven :

Un petit théâtre de l’absolu

Face au statut acquis par Kirill Serebrennikov depuis la sortie de Leto – celui d’un auteur international, surveillé de près et, malgré lui, icône politique au terme de ses turpitudes avec la justice russe – La Fièvre de Petrov, dont la sortie a provoqué bien des irritations mais finalement peu de pensée, avait un air d’oursin punk écartelé. Comment ne pas l’entendre sonner comme un pied-de-nez à tout ce qu’on a pu entendre du précédent – film caressant et tendrement nostalgique et non histoire de fantômes amers d’avoir vécu dans un monde décharné ? Petrov se veut grand cas de discontinuité, multipliant les strates de conscience, et le récit, collectionnant les bêtes alcoolisées (non moins fantomatiques) sur son anti-arche russe. Tous deux marchent au rythme de coups d’éclat formels, élans de vitalité – souvent lyrique dans Leto, souvent violente dans Petrov, bien que dans les deux cas cela se conjugue aussi ensemble. Ces gestes de sublimations, par plans-séquences virtuoses, sont des manifestations de cinéaste démiurge, désireux d’agripper le spectateur jusqu’à sa propre sensation et donc d’ordonner son expérience. Or, quand bien même le contenu de cette expérience se retrouve bien cryptique, qu’y a-t-il à dire de plus à dire, à décoder, mais aussi imaginer qui ne soit déjà ordonné par la mise en scène ? À cet égard la grande force de démonstration du cinéaste est peut-être aussi sa faiblesse : on peut aimer les totalitaires, mais il faut avouer qu’il est dur de les critiquer.

La Femme de Tchaïkovski fait revenir Serebrennikov à un récit, sur le papier, plus classique, linéaire, et de surcroît relativement simple dans la mesure où il se limite à la perspective d’un personnage. Antonina Milioukova épouse Piotr Ilitch Tchaïkovski en 1877, éperdument amoureuse et fascinée par son mari. Ce dernier se révélant homosexuel (sans qu’elle ne l’admette jamais) mais aussi fort caractériel, il repousse sa passion et s’en suit une descente aux enfers pour cette martyre érotomane dont l’obsession ne s’efface jamais.
Premier constat d’évidence : film de fantôme il y a, et plus que jamais. Serebrennikov signe son œuvre en l’ouvrant comme s’achevait la précédente : le réveil d’un mort avant son enterrement. Après ce plan ahurissant du macchabée qui s’échappait de son cercueil en clôture de Petrov, Tchaïkovski commence par la veillée funéraire du compositeur qui se relève quand entre son ancienne épouse, haïe, pour s’expliquer avec elle. Car, tout du long, les deux protagonistes de ce couple maudit mais aussi toute la société aristocrate dans laquelle ils évoluent – toute figure en somme –, se trouve baignée d’une lumière spectrale ou, dès que l’occasion se présente, voilée ou drapée. Le film, bien loin de reconstituer la Russie du XIXème siècle, arpente le grand mausolée de cet âge. Il faut dire que la fluidité du mouvement propre à Serebrennikov n’a jamais aussi bien signifié la hantise, tant ces plans flottants et continus accompagnent minutieusement l’errance de son personnage principal dans un espace-temps qui se compose au gré de ses pas.

C’est le premier coup de force conceptuel de la mise en scène : Serebrennikov ne marque pas de frontières entre les décors, tout le film donnant l’impression de se passer dans le même vieil immeuble aux murs terriblement vides et pâles, confinant Antonina à la schizophrénie. Les extérieurs urbains, tournés en studio, n’enferment pas moins puisqu’on masque à peine leur artificialité, les rues étroites étant enrobées d’un épais brouillard. De surcroît, c’est par une temporalité très malaimable que se déroule la narration, sur plusieurs décennies : les ellipses sont camouflées sous la monochromie qui contamine toute scène par la précédente, la mise en scène insiste toujours plus sur ses continuités de mouvement et, bien évidemment, les comédiens gardent leur rôle pour toute la durée du récit sans réel changement physiologique.
Au fond, Serebrennikov fait du théâtre en s’affranchissant des lois de la gravité. Mais en cela même, il fait du très grand cinéma pour lequel il invente une toute nouvelle forme.

On erre au gré du corps d’Antonina qui, ruminant en boucle la même litanie, en accuse toujours un peu plus le coup physiquement. Le jeu d’Alyona Mihailova tient alors de la pure performance (au sens le plus noble du terme) dans la manière qu’elle a de se muer progressivement en créature hideuse, en cela qu’elle naît d’un rejet. Les sursauts de physicalité sont d’ailleurs assez saisissants (les gestes que s’infligent Piotr et Antonina, entre eux, à eux-mêmes etc.), dans cette aristocratie bien plus imperméable aux sens et à la matière que ne l’étaient les rockeurs de Leto et les pochtrons de Petrov. Tout comme le corps masculin – devenu bête noire d’Antonina car à la fois auteur de la violence infligée et rival vis-à-vis de l’être aimé aux tendances inverties – dont le personnage se venge dans une scène géniale, quasiment fantasmatique, où elle humilie et castre (presque) un groupe d’hommes nus, objectifiés.

Il faut enfin mentionner la séquence finale, où tout culmine alors qu’elle sombre dans la folie, et nous entraîne dans un ballet, vortex des différentes séquences qui repassent sur scène, presque pour saluer, se réarticulant dans la plus grande indéfinition quand on passe avec elles de pièce en pièce, de rêve en rêve, et, sans doute aussi, de siècle en siècle. Les mauvaises langues auront vite fait de comparer la séquence à un clip de Sia, comparaison dont Serebrennikov se délecte probablement et nous aussi. Dans cette grande procession d’un autre temps, ce portrait d’une figure tragique faisant les cent pas, Serebrennikov arrive au bout d’un processus de recherche sur la contamination des esthétiques, qui convoque spectres et esprits enfiévrés pour les placer au défi du XXIème siècle : l’opulence technologique du cinéma, le numérique, les pulsions et désirs d’absolu qu’ils réalisent dans le clip, la pub, le cinéma. La Femme de Tchaïkovski est sans doute son film le plus abouti puisque, sur un postulat relativement simple, il arrive à cristalliser vertigineusement le cap de radicalité qu’il passe. Il complète ainsi une sainte trinité des sidérations du 75ème festival de Cannes, aux côtés d’Eo et de Pacifiction, que l’Histoire s’empressera de sauvegarder.


Victor Lepesant

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