Critique du film La Clepsydre

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Par Super Seven

le 21/06/2025

SuperSeven :

La Clepsydre de Wojciech Has peut sembler austère à première vue : un paysage pour le moins énigmatique et la caméra qui tourne en rond autour de la cime d’un arbre, pointée vers le ciel où vole un oiseau. Stupeur, nous observons en réalité depuis une fenêtre, distordant déjà la perception de l’espace d’autant que le mouvement circulaire à l’extérieur continue : la maison dans laquelle la caméra déambule est prise dans une tornade. Cette scène d’exposition errante, déjà baroque, préfigure l'aventure à venir tant dans sa forme que son fond. En effet, La Clepsydre est un film-univers-rêve dans lequel les personnages – tous plus étranges les uns que les autres – oscillent entre un état de stase et de trépas. Or c’est précisément cette frontière entre sommeil et mort que Has nous fait arpenter. La caméra s’arrête – enfin – brièvement sur Józef (Jan Nowicki, un des grands acteurs du cinéma polonais, qui a aussi joué pour Zulawski et Wajda), réveillé par un contrôleur de train qui l’informe qu’il est arrivé à destination. Laquelle reste énigmatique puisque la maison n’a fait que tourner sur elle-même.

Il s’avère qu’il rend visite à son père mourant dans un sanatorium, étrange endroit où l’on dort constamment et où le jour ne se lève jamais comme le dit l’infirmière qui l’accueille. Comme les surréalistes, auquel il se rattache ici tardivement (le mouvement centenaire d’André Breton a pris fin quatre ans plus tôt, en 1969), Has est obsédé par le temps, qu’il soit distordu, relatif ou qu’il échappe à notre perception. Ici, pas de repères précis mais les lieux changent, les décors se transforment radicalement d’une scène à l’autre : l’hôpital, sombre et austère, mène sans transition à une place de village juif très animée sur laquelle se tient un carnaval. La Clepsydre apparaît comme l’inverse de son premier long-métrage, Le nœud coulant (1958), où le personnage attend tout du long un rendez-vous pour partir en cure de désintoxication tout en étant tenté par la bouteille partout où il va au point de compter les minutes en espérant qu’il s’en sorte. Ici, il s’agit de faire oublier le temps alors même que celui-ci fait partie du titre.
La fameuse clepsydre, elle, n’est qu’un bruit hors-champ que l’on entend qu’à deux reprises, un goutte à goutte aux allures de rappel qui évoque l’inexorable écoulement du temps tel une perle d’eau qui trouve toujours son chemin, sa fuite, même lorsque l’on rêve.

Car les déambulations de Józef précitées renvoient au songe par leur construction onirique aux airs de métamorphose. Un songe teinté d’absurde par la loufoquerie croissante qui s’y déploie : Joseph, perdu dans ce dédale hospitalier, se fait soudainement poursuivre par des militaires noirs de l’époque napoléonienne armés de chiens empaillés. De même lorsqu'il visite un musée où les poupées de cire prennent vie et interagissent avec lui. L’enchaînement de péripéties, illogique d’un point de vue rationnel, se veut intuitif, découlant d’un subconscient dont le seul fil rouge – parfois ténu – semble être la figure paternelle, étrangement présente dans tous les décors que Józef traverse et participant à toutes les péripéties dans le monde des rêves. Il préside un carnaval et un banquet, s’occupe d’oiseaux dans son grenier, accompagne une procession et se retrouve même vendeur à la criée. Józef, étranger à beaucoup de ces situations, devient explorateur des souvenirs de son père, lequel fait office de guide et de passeur de mémoire. Preuve en est, une fois qu’il n’apparaît plus, Józef est aveugle, sans (re)père(s) et tout ce qui l’entoure se métamorphose.

La cantine du sanatorium, alors lugubre, délabrée et sombre, est désormais pleine de clients et de vie, dans une grande abondance de couleur. À l’inverse, la place du village est déserte, comme à l’abandon, sans aucune trace de la fête d’antan. Józef devient quant à lui aveugle et prend la place du contrôleur de train, condamné à ne plus pouvoir percevoir le temps qu’avec ses oreilles, bercées par le son de la clepsydre. Est-il encore vivant ou passé de l’autre côté ? Il paraît plutôt voué à errer dans un espace-temps insondable, tâtonnant pour avancer tout en devant attendre son heure.

À ce titre, La Clepsydre est une réappropriation du mythe du juif errant, popularisé au XVIIe siècle dans un livret de colportage allemand qui a eu un grand succès: Courte Description et Histoire d’un juif nommé Ahasvérus. Il a perdu la vie et n’a plus d’âge après que Jésus l’ait condamné à l’errance jusqu’au jugement dernier. C’est un personnage honnête, noble et irréprochable avec un savoir encyclopédique qui le rend sympathique, que Has a déjà mis en scène brièvement dans Le manuscrit trouvé à Saragosse dix ans plus tôt et dont Joseph semble ici être un écho. Un écho d’autant plus logique qu’Ahasvérus est parfois renommé Joseph dans certaines traditions. Un prénom qui est évidemment aussi celui du père de Jésus, et de Garibaldi (qui apparaît brièvement au gré d’une scène de bataille et d’un trait d’humour sur sa mort). Le juif errant est une figure malgré tout plutôt positive jusqu’à la montée de l’antisémitisme à la fin du XIXe siècle. Has le réhabilite en faisant de Józef un être naïf et candide, meilleur que les autres croyants du film montrés comme des coureurs de jupons. La distance critique avec la religion s’exprime par un refus de l’austérité attendue des représentations religieuses au profit de l’esthétique baroque présentée. Un paradoxe demeure toutefois. L’endroit le plus baroque et vivant au début (la place principale du village et ses habitants) est mort à la fin, tandis que le lieu du trépas est revigoré (le sanatorium) et que celui qui voyait devient aveugle (Józef) : un véritable carnaval.


Mathis Slonski

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