Critique du film La Chimère

logo superseven

Par Super Seven

le 14/12/2023

SuperSeven :


La Chimère, voyage à travers des mondes pour découvrir les dimensions de l’être

La Chimère d’Alice Rohrwacher, présenté à l’édition 2023 de Cannes, où il a été apprécié sans récompense, aurait pourtant mérité plus d’attention. La Chimère est à la fois un être cher perdu, qui colle à la peau d’Arthur (merveilleusement interprété par Josh O’Connor), la poursuite d’un passé qui hante tous les personnages, l’obsession de la recherche d’une beauté venue d’ailleurs, mais c’est aussi – et peut-être surtout – un film doux qui regorge d’inventivité et qui étonne. Il faut s’y plonger presque à l’aveugle et avancer pas à pas, avec doute, donc contentons-nous de le résumer ainsi : un groupe de jeunes pilleurs de tombe, dans un village d’Italie des années 80, assiste au retour de leur pilier, un Anglais prénommé Arthur, ayant un véritable don pour découvrir des sépultures.

Le visionnage invite à une étrange interrogation : pourquoi les cinéastes italiens contemporains sont-ils si inspirés quand il s’agit de filmer sous terre ? Il faut évidemment avoir le radical Il buco de Michelangelo Frammartino (2021) en tête, film quasi-documentaire et presque muet sur l’exploration d’une grotte située dans les montagnes d’un petit village italien. Deux réponses s’imposent alors ; soit les petits villages de montagne sont aussi jolis qu’ennuyeux, tant est si bien qu’il faut s’échapper de la surface et s’enfoncer sous terre, à défaut de pouvoir s’élever en l’air, pour pouvoir développer son imaginaire ; soit l’Italie est habitée par un prestigieux passé dont la grandeur pèse sur ses habitants et les empêche d’avancer. La Chimère est au croisement de ces deux idées. D’une part, la bande de jeunes voit son avenir être des plus incertains, ils ne peuvent qu’errer et festoyer dans leur Toscane natale. D’autre part, la volonté de tromper l’ennui et de s’en sortir est contrebalancée par la pure obsession de la beauté du passé, à l’image de la vieille dame prénommée Flora, qui préfère continuer à vivre dans un manoir devenu inconfortable où demeurent quelques traces de belles fresques aux murs ; il y a aussi les différents objets étrusques que le groupe prend plaisir à découvrir sous terre. Cette beauté transcendante, venue d’un autre monde, fascine et cloue véritablement le personnage d’Arthur sur place, qui pille en fait davantage pour faire l’expérience du sublime que pour l’argent. Le spectateur se lie ainsi avec lui dans une expérience esthétique pure sans parvenir à émettre un jugement éthique sur sa pratique. Le poids du passé que ressentent les personnages est toutefois aux antipodes du geste cinématographique de la cinéaste, qui dépeint une génération précédente à la nôtre sans nostalgie (symptôme dont souffre nombre de films récents concernant les années 80, comme Les passagers de la nuit (2022)). Elle ouvre la voie à une façon de représenter une époque différente simplement par anecdote, à travers l’extravagance des couleurs dans les tenues, l’épaisseur d’une moustache, ou une voiture qui a du mal à monter la côte. Alice Rohrwacher offre un modèle qui se base moins sur l’exhaustivité pour montrer ce que signifiait vivre dans les années 80, que sur la jouissance de simplement sélectionner les éléments amusants et marquants d’une époque.

La Chimère manque toutefois de peu de verser dans le kitsch, par le montage notamment, multipliant les effets comme l’inversion des images ou les scènes en accéléré, qui nous font basculer presque du côté du burlesque. Mais tout est finalement rendu cohérent par l’idée d’une porosité des genres et des temporalités en guise de fil rouge. Les scènes burlesques fonctionnent d’ailleurs plutôt bien tant le groupe prend l’allure d’une troupe de cirque, avec toute leur mise en scène dès lors qu’Arthur ressent une tombe ou leur façon de raconter en musique leurs aventures à leur communauté. Une inspiration claire pour une réalisatrice qui est justement entrée dans le cinéma en vivant avec et suivant une troupe de cirque dans Un piccolo spettacolo (2003).
Le plus étonnant reste cette porosité des mondes, d’hier et d’aujourd’hui, de la réalité et de l’imaginaire, des vivants et des morts. Tout communique avec fluidité, comme en témoignent ces glissements d’un univers à l’autre au gré de changements de format parfois presque imperceptibles. Alice Rohrwacher, dont nous ressentons le passage par le documentaire, restitue ici le lyrisme propre au réel travaillé par une multitude de dimensions de l’existence, le passé, l’avenir, l’expérience, les images, … Elle admet s’être inspirée du mythe d’Orphée et Eurydice pour écrire cette histoire, ce qui fait particulièrement sens quand nous retenons de celle-ci que le passage d’un monde à un autre ne tient qu’à un regard.


Léa Robinet

la chimere image.jpeg