Critique du film La Bête dans la Jungle

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Par Super Seven

le 16/08/2023

SuperSeven :

Le nouveau projet de Patric Chiha, transposition libre d’un roman de Henry James au cœur d’une boîte de nuit sur les deux dernières décennies du XXième siècle, avait dès l’annonce pour atout d’assembler un trio de comédiens immédiatement fascinant – Anaïs Demoustier, Tom Mercier, Béatrice Dalle – trois corps surnaturels jamais réunis à l’écran mais d’une alchimie qu’il nous tardait de rencontrer.

Dès son ouverture, La bête dans la jungle se déploie comme un huis-clos lancinant, une ode non seulement au monde de la nuit, mais surtout au plaisir immédiat que procure la « scène de boîte » au cinéma, une tradition millénaire. Parfois trop facile, gratuite, garantie paresseuse d’une flatterie esthétique (au son qui peut se parer du tube le plus jouissif, à l’image qui peut s’orner de ses plus beaux néons et autres stroboscopes) ; parfois, au contraire, formidable outil de suspension du temps et de la narration, rémission à l’expressivité des corps ; cette scène de boîte est en tout cas toujours une parenthèse séparée sensoriellement du reste du monde, affranchie de bien des réalités matérielles par une expérience inverse du son (qui, entre autres, ne laisse que difficilement filtrer le dialogue) et de l’image (qui s’abolit notamment de toute lumière naturelle), mais aussi du passage du temps, du corps des gens, pris dans des positions insolite de danse ou d’inertie. En somme, elle est un moment cinématographique à part, en cela qu’elle est un écrin de contingence : un moment de loisir et de jouissance, qui inviterait le spectateur à en jouir lui-même, ou observer une jouissance qui n’a lieu que pour elle-même, que le geste soit superficiellement racoleur ou réflexif.

Ce régime de parenthèse, Patric Chiha en fait sa règle, à la lisière de l’exercice de style, puisqu’on ne dépassera presque jamais les murs de la boîte alors même qu’on nous signifie un extérieur. Vingt-cinq ans de vie au cours desquels leur histoire et celle du monde évolue avec, pour seul invariable narratif, l’habitude de passer des soirées dans ce club en fin de semaine. Cette « boîte sans nom » se ressent comme une unité de temps fictif car temple d’immobilité, du corps en contingence d’activité. Tom Mercier rend formidable Jon, son personnage qui, d’un statisme maladroit, refuse toujours de danser, de bouger, se dévier de son étrange posture d’attente, lui qui, on l’apprend, attend un événement décisif, indéfini qui surpasserait toutes les futilités qui composent sa vie de nuit comme de jour. C’est aussi que Chiha fabrique une tension matérielle entre son sujet et son décor : la boîte et les silhouettes qui s’y épanchent ont une existence autonome et préalable, l’observation des figurants reléguant souvent l’intrigue à l’hors-champ – biotope où, dans une mécanique uniforme de fourmilière, les corps se meuvent continuellement, et entourent donc dans le plan celui de Jon placé là comme il pourrait être ailleurs.

De même, Demoustier et Mercier sont statiques, soumis à ce temps conceptuel sans vieillir physiquement, alors même que l’on voit la boîte elle-même avancer dans le temps, passant du disco à la new wave puis à la techno. Plus encore, elle semble organiquement s’user, s’abîmer à mesure qu’elle vieillit – à mesure aussi que le sida, on le devine souvent, ravage l’insouciance qui régnait au début du film. La séquence la plus saisissante (et qui se suffirait presque à elle-même pour concentrer la fuite du temps, cette bête métaphorique) est ce glissement de la boîte à travers les années, que nos deux personnages de marbre observent depuis un balcon, attendant le surgissement de la bête. En contre-champ, les corps deviennent de plus en plus bruts, de plus en plus marqués, la musique de plus en plus violente.
Car Chiha, connu pour un cinéma (de fiction et de documentaire) essentiellement queer, ne déroge pas à son habitude malgré l’hétérosexualité de ses deux personnages principaux. En réalité, leur présence si conceptuelle, la dimension platonique de leur relation, ainsi que l’androgynie entretenue de Mercier et Demoustier (parfois affublée d’une moustache) sont autant d’ambiguïtés qui font écho à la petite Sodome qui évolue en arrière-plan. Par évocations éparses est racontée l’histoire politique et esthétique de la communauté LGBT sur cette période, dans toutes ses passions et désillusions.

Ce génial petit édifice d’idées et de références (qui débute avec le roman victorien de James), audacieux dans son application à toujours privilégier ce que disent les corps à ce que dit le récit, pâtit certainement d’une conclusion obligatoire qui rabat le film dans un ordre narratif départi des saillies abstraites auxquelles il nous avait habitué. La métaphore en devient tout de suite plus convenue et dissonante avec la promesse entretenue d’un renversement (qu’on imaginait forcément esthétique) lorsque l’événement surgirait. Malgré tout, le film de Patric Chiha est un ouvrage poétique chatoyant dont émane une originalité téméraire ainsi qu’une grande intelligence d’adaptation. Le même roman est porté à l’écran, cette fois sur le registre de la science-fiction, par Bertrand Bonello dans La Bête, qu’il nous tarde de découvrir. L’occasion d’interpréter à nouveau la mythologie intemporelle qui irrigue l’œuvre de Henry James.


Victor Lepesant

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