Critique du film L'Invasion

logo superseven

Par Super Seven

le 08/10/2025

Difficile de savoir par quel bout prendre cette incursion de l'ukrainien Sergei Loznitsa dans le quotidien de son pays. L’invasion, initialement diffusé sur Arte à la fois en série et en unitaire, sort en salles dans cette deuxième mouture qui ne renie pas pour autant le caractère épisodique de la narration. Les conséquences de cette schizophrénie formelle s’illustrent par un enchaînement mécanique de vignettes à sujet, usant d’exhaustivité, pour brosser le portrait d'un pays insidieusement contaminé par une guerre qu’il subit de plein fouet. Des enterrements de jeunes soldats morts au front aux plans sociaux pour les familles les plus précaires, sans oublier le quotidien de coins plus reculés et frontaliers de la Russie où la végétation reprend ses droits parmi les ruines, rien n'est mis de côté. Pourtant, tout se tient. Le regard de Loznitsa est systématiquement juste, mesurant la distance pour allier pudeur et immersion. C’est une caméra au milieu de la foule pendant des funérailles, révélant plus loin une mère éplorée sans jamais dramatiser ses larmes ; c’est un refus de l'intervention pour privilégier l’enregistrement, l’inscription mémorielle, à la manière d'un Wang Bing et sa trilogie Jeunesse, modèle récent de captation d’une forme de résilience dans les coulisses du capitalisme. En laissant de la place aux individus, ceux-ci existent dans leur pleine matérialité, n’exorcisant jamais leur quotidien par la caméra mais l’embrassant à bras-le-corps, forts de leur courage et de leurs fragilités. Le tissu social n'est ainsi jamais réanimé artificiellement mais exploré telle une toile d'araignée irrégulière. Il y a les files d'attentes pour des soupes populaires qui donnent l'impression de voir une somme d'individualités recluses dans leur survie personnelle tout comme il y a cette jeune femme qui parcourt le pays pour retrouver des résistants et leur transmettre des cadeaux. Ces élans de reconnexion accompagnent le geste du cinéaste dont la présence, certes réduite à ce seul état, se veut le relais d'expériences humaines où souffrance et espoir s’entremêlent sans cesse. La guerre, elle, est l'éternelle absente des plans, hors-champ insoluble d'un cinéma moins lâche face au conflit que traversé d'une morale rigoureuse face à l'idée de sa présentation. L'invasion n'entend résoudre aucun problème mais seulement poser une question : comment vivre quand la mort gagne autant de terrain ? C'est là que certains plans d'intérieurs d'immeubles et autres bâtiments ruraux mis à nus et dévastés, déjà vus à maintes reprises dans d’autres documentaires ukrainiens sur ce sujet (d’InterceptésOksana Karpovych, 2024 – à In UkrainePiotr Pawlus et Tomasz Wolski, 2023), prennent un autre sens par le montage. Intercalés dans cette série de situations qui recouvre le territoire, ils sont moins illustratifs et didactiques que symboliques d'un venin redoutable qui grimpe et menace une population qui, à défaut de pouvoir prendre de la hauteur, peut ici par la juxtaposition de destins pluriels s'exprimer collectivement, comme un seul homme.

Elie Bartin

invasion.webp