Critique du film L'été dernier

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Par Super Seven

le 12/09/2023

SuperSeven :


Le charme discret

Miracle inespéré de cette année 2023, la sortie d’un nouveau film de Catherine Breillat, dix ans après Abus de faiblesse, est une nouvelle occasion d’observer le mystère alchimique de son cinéma : le rapport entre distance onirique et âpreté du réel. Toutes ses obsessions y figurent – adolescence, romance transgressive, exploration cruelle des relations de pouvoir à l’œuvre au sein même des actes les plus irrationnels –, à travers la liaison entre un garçon de 17 ans, Théo, ange pasolinien (comme Théo…rème ?), interprété par Samuel Kircher et sa belle-mère, Anne (Léa Drucker). Autant que depuis Une vraie jeune fille, il est question de tout cela à l’emploi d’une finesse remarquable : qui détient le pouvoir, qui est le plus responsable de son désir et le plus maître de son consentement ? Cela se développe chez Breillat de manière d’autant plus tragique qu’à nouveau, la forme noie ses personnages au-delà du réel, dans un paysage abstrait qui les déplace d’une pleine présence à eux-mêmes. Dans une scène où le jeune Théo questionne Anne sur sa vie, sur le mode d’une interview au magnétophone, celle-ci déroule un portrait-robot de son personnage : tour à tour avocate et mère de famille, mais aussi bourgeoise transfuge. En somme, dès le commencement, elle est une actrice, passée maître dans l’art de recouvrir les affects par ce que ses rôles multiples et complémentaires attendent d’elle de postures et de mots.

Et au fond, la trame scénaristique (si simple), empruntée au Queen of hearts de la danoise May el-Toukhy, vaut ici pour les mots que Breillat, en collaboration avec Pascal Bonitzer, fait employer aux personnages, mais surtout la manière tout à fait aberrante avec laquelle ils habitent les corps. Avant que l’affaire tourne au cauchemar cruel, avant même qu’elle ait lieu, une scène tout à fait surréaliste présente l’écartèlement de la menteuse ontologique qu’incarne Drucker. Dans l’intimité de leur chambre à coucher, ornée de nus du Caravage, Anne raconte à son mari Pierre (Olivier Rabourdin) dans un discours clair, continu, presque littéraire, le complexe sentiment de dégoût mêlé de désir qu’elle avait pour un homme plus âgé durant l’adolescence, alors même que, simultanément, celui-ci couche avec elle sans un mot, son large corps monstrueux occupant tout le plan, très long. C’est toute une entreprise de distance brechtienne qui s’opère avec ce vrai / faux jeu où les mots contredisent les corps, et les postures contredisent les actes ; par exemple les deux petites filles de de la famille enchaînent des répliques bien « trop écrites » pour leur âge. Le langage des personnages, Anne la première, est toujours truffé de formules à l’emporte-pièce qui témoignent d’une adoption mécanique des codes inhérents à leur condition. Rien de plus savoureux que la très cauteleuse exclamation d’Anne, « c’est sublime ! », lorsque Pierre lui offre une bague Cartier à Noël, le film versant toujours dans une satire angoissée de l’ethos bourgeois chevillé au corps. Celui dont il est question de s’échapper par la transgression ultime : l’inceste. En cela, le jeune Théo, ado rebelle pas encore dompté, le déviant de la famille, est paradoxalement le moins fragmenté ; dans toute sa fougue et son désordre, c’est le seul qui semble capable de vérité, grâce à Samuel Kircher magnétique dans son premier rôle.

C’est aussi un contretemps de montage et de cadrage qui déplace constamment les personnages de leur position statutaire à la confusion de leur désir. Lors d’un déjeuner entre amis du couple, un long plan balaye Pierre et les invités qui bavardent péniblement sur la terrasse du jardin, dans un très léger travelling accompagné de panoramiques flottants – c’est une attention très cotonneuse qu’on y porte. Un plan supposément subjectif puisqu’immédiatement raccordé sur le visage, très rapproché de Léa Drucker, un verre à la main, sans doute un peu ivre et tout à fait distraite de la conversation. Mais un plan plus large suit, et révèle (par une aberration de montage) qu’Anne s’est déjà enfuie devant la maison loin des mondanités, là où elle tombe nez-à-nez avec Théo. Ces jeux permanents de longues focales et de refus du contre-champ se répondent pour créer une substance onirique à l’intimité des deux êtres. Ils sont souvent filmés de très loin, côte à côte, ou en très gros plan mais d’une perspective seule qui élude souvent l’un au profit de l’autre à l’image – souvent Anne au profit de Théo – si bien que lorsqu’Anne sort de la convention de son rôle belle-mère (la scène du magnétophone où elle se confie sur le début traumatique de sa sexualité), ce n’est qu’au son et dans le visage de l’autre que l’on perçoit sa perte de contrôle.

Cet enjeu central, le contrôle de sa position comme un rôle de théâtre, culmine lors du point du bascule du récit : seul en week-end avec son père, Théo avoue à Pierre la liaison, et Anne s’enfonce alors dans le mensonge le plus assertif qui soit pour sauver sa condition, qu’elle avait malmené dans un élan masochiste. Ce pivot est précédé d’un long temps d’angoisse pour elle, seule, en réflexion, attendant leur retour et se doutant du désir de vengeance de Théo. Sa fébrilité, qui gagne la matérialité de chaque plan et de chaque réplique – en décalage – jusqu’à provoquer un accident de voiture, fait redouter la punition qu’elle s’apprête à subir (qui confine à l’absurde quand on assiste à l’interminable coucher des enfants sans lequel les deux époux ne peuvent orchestrer leur face à face). Mais quand vient la révélation, c’est un autre personnage que Léa Drucker dévoile : celui de sa propre avocate, en son propre foyer, plaidant non-coupable avec la maîtrise d’une tragédienne qui brûle les planches. L’angoisse qui précédait n’était en fait rien d’autre qu’un trac de cantatrice, de juriste en préparation de sa plaidoirie.

C’est ce qui amorce la grande cruauté de cet arc de confrontation final. Par son âge, par la pratique de sa fausseté jusqu’à sa profession même, par son capital économique, Anne ne peut que dominer Théo, de 35 ans son cadet, qui n’a que la sincérité pour lui. Rodée au maintien de l’écrin bourgeois par le mensonge, son entreprise de manipulation est plus qu’un réflexe de survie, un geste d’expertise, un travail d’orfèvre. Voilà toute l’essence buñuelienne de ce grand film lorsque Drucker prend des poses de boulevard, savamment répétées, pour jouer l’épouse excédée et ainsi convaincre son mari de son innocence. Difficile de ne pas voir pour l’actrice une forme de synthèse critique de sa carrière récente – chez Xavier Legrand (Jusqu’à la garde), Axelle Ropert (Petite Solange) ou encore Quentin Dupieux (Incroyable mais vrai) –, où elle sondait déjà les affres de la vie domestique d’une mère de famille, mais ici avec son personnage le plus fascinant car le plus dévorant, dont elle tire la performance d’une vie. Dans la longue filmographie de Catherine Breillat, qui regorge de mille torsions du trouble des relations humaines, cette nouvelle itération donne lieu à une œuvre hors-du-commun, qui porte plus que jamais le génie formel de l’autrice.


Victor Lepesant

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