Critique du film Killers of the Flower Moon

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Par Super Seven

le 17/06/2023

SuperSeven :


« Il y a tant d’histoires à raconter mais il n’y a tout simplement plus de temps ». Ces quelques mots, dits récemment par Martin Scorsese, pourraient définir la tendance récente de sa carrière. Le temps manque, en effet, à celui qui est désormais octogénaire, et à qu’il ne reste plus qu’une poignée de films à réaliser. L’idée de la mort, pourtant omniprésente dans son œuvre, a rarement été si tangible. Déjà, lors de la promotion de The Irishman, il disait : « Je le ressens, c’est bientôt mon tour, et celui de Bob et de Joe, je vois que je vais de plus en plus à l’hôpital ». C’est ce même hôpital qui ouvrait sa fresque mafieuse de 3h30, dont le récit est construit autour d’un long trajet en voiture pour apporter la mort à un ami. C’est une véritable marche funèbre sur roues à laquelle nous assistons. Dans Killers of the Flower Moon, c’est Lily Gladstone qui se meurt lentement, menant ce film profondément malade au rythme de son agonie.

Cette agonie, c’est aussi celle de toute la tribu Osage, qui est exterminée minutieusement tout du long. La mort frappe, comme une malédiction, dans les rues ternes de ce monde en construction du début du XXe siècle, qui ressemble bien plus à un XIXe siècle sur le déclin ; Killers of the Flower Moon se finit, et ne peut d’ailleurs que se finir, naturellement, sur une rubrique nécrologique. On avance lentement dans ces marais brumeux de la terreur humaine, ce monde peuplé de loups. Le loup c’est l’image du monstre chez Scorsese : un animal dévorant, féroce, mince, malade lui aussi. Il est ici encore un agent de la mort. Comme toujours la tentation le ronge, c’est un animal avide qui frappe.

Scorsese déploie progressivement les aspects d’un whodunit, qui se tient artificiellement alors que la noirceur pointe dès les premiers instants le vrai tueur. Mais, et c’est possiblement une première chez le cinéaste, le tueur semble désincarné. Probablement car la figure antagoniste incarnée par Robert De Niro est profondément floue, insaisissable ; l’acteur lui-même le dit en conférence de presse : « Je ne le comprends pas, je ne comprends pas mon personnage ». De fait, Scorsese élève son personnage au rang de figure, celle du mal, mais une figure muette, qu’on cerne sans jamais réussir à la percer. Cette idée du mal indicible dépasse la question humaine et se fait ressentir dans tout le décor (qui est l’œuvre de la légende Jack Fisk). Elle émane des maisons brulées, des rues hurlantes, et surtout des forêts, à travers ce gimmick du travelling suivi par une myriade de regards caméra inquiétants. Les loups nous fixent continuellement, et cet effet de mise en scène, purement scorsesien, est ici utilisé à contretemps. Avant, il nous attachait au personnage, venait nous révéler une humanité directe ; il nous parlait comme à un ami, il se mettait en scène. Désormais, tout est hostile, nous ne pouvons pas accéder à cette réalité.

L’humanité est pourtant bien présente et fleurit après ces heures de germes parsemées. Beaucoup ont dit, et plus encore le diront à sa sortie, que le film est trop long. Que Scorsese gonfle artificiellement sa durée. Ils (aur)ont raison. Killers of the Flower Moon suit le même modèle que The Irishman : un film fleuve éreintant, où toutes les scènes ne sont probablement pas nécessaires, mais dont la pénible durée renforce irrémédiablement le torrent mélancolique final. Nous avons très certainement affaire à l’œuvre la plus sombre de Martin Scorsese, plus encore que Shutter Island, pourtant bien aidé de ses flash-backs durant l’Allemagne nazi, ses meurtres d’enfants et son suicide désespéré. Il faut y voir de la nouveauté chez celui qui a toujours dans le même temps condamné et fait l’apologie de l’immoralité de ses personnages, pour montrer la tentation tout à fait humaine qui les dévore. Ici, aucune jouissance. Juste une cynique question qui nous pend aux lèvres à chaque seconde : à quoi bon ? Pourquoi, dans The Irishman, Frank Sheeran a-t-il tué Jimmy Hoffa, son meilleur ami ? Idem, dans Killers of the Flower Moon, pourquoi Ernest Burkhart a-t-il exterminé sa propre tribu ? En refusant désormais de montrer le fruit de ces crimes, Scorsese révèle un changement de style, et admet ne plus être le grand artiste grandiloquent d’il y a encore quelques temps.

Permettons-nous un soupçon de vulgarité et disons que c’est comme si Le Loup de Wall Street – œuvre lubrique, dégoulinante de plaisirs corporels par la drogue, le sexe et toutes les formes de jouissance possible – avait été l’orgasme ultime, et que ce qui suit n’est qu’une longue redescente morne, sans plaisir, mais pleine de regrets éternels. Ou plutôt que ce film est le dernier sursaut de jeunesse du réalisateur, avant de se perdre dans les limbes malades de la vieillesse. Une douce jouissance se fait pourtant ressentir, car, malgré un certain cynisme et surtout son grand pessimiste, Scorsese a toujours été un artiste romantique. Scorsese croit en l’amour.

Il y a trente ans, dans son chef d’œuvre Casino, Ace Rosthein aimait réellement Ginger. Aujourd’hui, dans Killers of the Flower Moon, la seule jouissance réelle et tangible est celle du couple. Les actes de Ernest sont d’autant plus incompréhensibles qu’ils nuisent à son seul projet de vie : celui d’un foyer avec sa femme Molly, celui d’un avenir radieux. Saluons là l’extraordinaire talent de Leonardo Di Caprio qui rentre en compte, lui qui a demandé au scénariste Eric Roth de changer son texte pour l’adapter à son jeu afin de créer un personnage plus ambigu. Pourquoi Bill Hale (Robert De Niro) agit-il comme il le fait ? Nous ne le saurons jamais. Même question pour Ernest Burkhart ? C’est un cas bien complexe mais tout aussi impossible à cerner. Di Caprio incarne un personnage qui, de prime abord, se distingue par une imbécilité totale, en étant sous le joug de son oncle ; un rôle qui ne lui fait pas honneur, un salaud à la solde d’un plus grand salaud. Or, voilà que s’instaure un drôle de jeu, celui des scènes magnifiques où il tente de charmer Molly. Est-ce par amour ? Par intérêt ? Tous les sentiments se mêlent et se fondent, et Molly, être plus pur et cernable, essaie elle-même de comprendre cet homme qui lui fait face.

Ce sont des moments d’une subtilité sans pareil, alliant cynisme et grande sensibilité, où le charme de Di Caprio pénètre de magie la sève du film. Puis la mort éclate, donc, et il est l’heure de faire le bilan. Tout ça n’était qu’un moyen de gagner pouvoir et fortune… Non. Scorsese enferme Ernest dans un cadre étroit, le confronte à ses mensonges, à ses paradoxes. Cependant, une ligne directrice ne se perd jamais : l’amour a existé, et tous les mensonges ou meurtres ne peuvent aller contre cette vérité. C’est dans la douleur et les pleurs que fleurit, enfin, le sentiment scorsesien le plus beau et pur : un amour véritable, détruit par l’avarice humaine. Killers of the Flower Moon se révèle ainsi pleinement, comme le grand chef d’œuvre qu’il est.


Victor Abouaf

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