Par Super Seven
Tel est pris qui croyait prendre
Sous la lumière tamisée rougeâtre d'une chambre de passe bruxelloise, Kika (Manon Clavel) nettoie le gode proéminent avec lequel elle vient de sodomiser un de ses clients. Le champ détaille la pièce en deux parties distinctes par un mince rideau, comme s'il fallait séparer le lieu où l'on salit de celui où l'on se purifie. De celui qui vient de s'abandonner à ses plaisirs, on ne saura rien : Kika débute cet aspect de la prostitution, n'en a pas les codes ni l'aise lui permettant de regarder réellement ceux qui s’offrent ses services. Plus tard, c'est un régulier qui se voit interrogé : “Qu'est-ce que vous cherchez dans la douleur ?”, lui demande-t-elle après une séance de fouet intense. Par le simple fait de répondre, de se donner autrement que physiquement à celle qui vient de le soumettre, le client sort de ce statut et devient un corps qui s’ancre dans le cadre, un personnage qui se voit donner le droit d'exister. Tout à coup, nous le regardons également et c'est là que Kika appose une force rare.
Car si l’on s’en tient à sa structure narrative, on ne peut pas dire que le film d’Alexe Poukine a beaucoup à offrir. Le récit de cette assistante sociale contrainte suite au décès soudain de son conjoint à repenser son activité au point d’y ajouter un exercice de prostitution sous format domina-BDSM est sur des rails bien taillés faisant constamment écho à ses pairs modernes. On retrouve les affres de la précarité et de l’urgence constante (À plein temps, Eric Gravel, 2021), le récit d’initiation à une discipline professionnelle mal considérée (La maison, Anissa Bonnefont, 2022), la solidarité entre travailleuses du sexe (Filles de joie, Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevich, 2020) et tous les carcans auquel le drame social aime à se raccorder. Mais c’est parce qu'il parvient à nous accrocher au regard de Kika – et parce que Manon Clavel est elle aussi d’une force rare –, à nous identifier à une situation désormais loin d'être hors-normes, que le film nous interpelle lorsqu'il opère sa bascule.
Les étapes progressives vers ce détournement de regard vont aussi crescendo que Kika prend conscience de l'importance de son rôle. D’abord, c’est ce vétérinaire bien sympathique qui lui montre ses actes de sauvetage après une session d’humiliation et de léchage de talons. Portrait humain derrière le sé-vicieux, le ton est donné. Plus tard, sous l'impulsion de Rasha (Anaël Snoek), une domina plus expérimentée qui l’initie au professionnalisme de ses pratiques, Kika retrouve dans un pavillon de banlieue bruxellois un homme qui demande à être habillé comme un petit garçon. Le siège réhausseur placé au centre du champ comme le trône d'un roi déchu, le corps d'un cinquantenaire habillé d'une couche-culotte que l’on doit nourrir : tout porte à rire et la jeune femme, sous le regard accusateur de sa comparse, ne s’en prive pas. Le public non plus d’ailleurs : comment résister à ce qui nous semble si absurde et pourrait presque former une parenthèse face au ton grave que le film emploie ? Kika, plus courageuse que nous qui étouffons des rires discrets, le verbalise au sortir de la prestation, quand les deux déambulent dans la rue, mais le mur auquel elle se heurte nous concerne aussi. “Tu réalises le courage qu’il faut pour accepter de demander ce service ?” Une réplique assourdissante, le regard noir de Rasha, tout pousse la scène à se rejouer dans nos têtes pour dévoiler son caractère dramatique. On repense à ce plan où, caméra au sol avec les personnages, Kika masturbe le même homme, doit lui susurrer à l’oreille que “Papa n’en saura rien, c’est notre petit secret”. Derrière cette demande semblant absurde se cache un lourd trauma, celui d’un passé qui n’aura jamais pu être exprimé et dont le client tente d’expier la souffrance comme il le peut. Le message est passé : nous ne rions plus.
Ce rire n’est pas venu de nulle part. Pour beaucoup, nombreuses sont les représentations de client·es de la prostitution sous l’angle de “tordu·es” notoires dont il vaut mieux moquer les étranges obsessions que d’en comprendre les motivations. Pour de plus rares écumeur·ses de salles obscures ayant refusé les plages estivales pour s’enfermer dans la Cinémathèque française en juillet 2021, le référence est un peu plus précise. Difficile de ne pas penser à Qu’est-ce que je vois ? (Business is business) de Paul Verhoeven, ce film de 1971 sur deux prostituées amstellodamoises où une scène similaire prend place : un client demande à être traité comme un petit garçon et il s’agit de lui filer des coups de règles lors d’un cours improvisé. Ici, c’est le grotesque qui domine : Verhoeven accentue la captation des plaisirs par le gros plan, miroir des rires gras qui accompagne l’autre plaisir, celui des deux protagonistes qui prennent un malin plaisir à prendre leur revanche sur la gent masculine en la malmenant. Une entreprise à ne pas remettre en doute : dans un cinéma aussi exubérant que celui de Verhoeven, la perversion des hommes est une évidence qui trouve sa logique dans l’exutoire jouissif que leur condamnation nous apporte. Ce n’est donc pas tant au vieux néerlandais grincheux et à son volontaire manque de justesse que Kika s’adresse : le miroir tendu est à notre égard, nous conviant, à défaut de pouvoir s’en moquer quand nous y sommes invité·es, à ne pas nous vautrer dans une généralité qui nous empêcherait d’accepter de regarder du côté moins ragoûtant d’une pratique qui nous est floue. Forcément, une assistante sociale (Kika, donc), saura y voir.
C’est aussi là que le long-métrage d’Alexe Poukine peut trouver une certaine limite. Réduit à son strict social, celui d'une assistante qui dans la prostitution retrouve une manière de soigner l'humain – elle aussi passe par l'absolution des coups lorsqu'elle en saisit l'idée –, Kika cherche tant à comprendre qu'à sa façon, il pardonne. Il y a bien ce client qui, après s'être vu refuser une défécation corporelle, la traite de sale pute et manque de l'agresser physiquement mais celui-ci n'est qu’artifice narratif, objet servant à créer une solidarité entre concernées plus que caractère à envisager. La force du récit de découverte, d'acceptation d'un monde étranger pour la protagoniste comme pour nous, spectateur·ices, peut parfois s'enfermer dans une fascination qui en oublie les travers. On en retient une fenêtre ouverte vers la considération d'un lieu souvent dénigré désormais à saisir, pour que cette compréhension s'accompagne du plus de nuances possibles.
Thierry de Pinsun