Par Super Seven
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Août 1944, Varsovie se soulève contre l’occupation nazie dans le cadre du plan militaire national « Opération tempête ». Cette lutte dure jusqu’au 2 octobre de la même année et se solde par la défaite des Polonais avec d’énormes pertes civiles, militaires et matérielles. En représailles de ce soulèvement, les dirigeants nazis ordonnent la destruction de la ville. Lorsque treize ans plus tard, en 1957, Andrzej Wajda s’empare de cette histoire encore vive dans l’esprit des Polonais et des européens, la façon d’aborder le sujet est très importante. À l’époque, Kroutchev déstalinise le pays et la question du communisme est sensible, surtout en ce qui concerne cette insurrection puisque certains officiers l’ayant ordonnée nourrissaient l’espoir de prendre le pouvoir avant l’arrivée de l’armée rouge.
Wajda choisit de se placer à hauteur d’un petit groupe de résistants dont le narrateur annonce la mort imminente. Ainsi pas de futures figures historiques parmi ces soldats, ce qui évacue un souci de fidélité des caractères, mais des « archétypes » : le chef, incertain mais prêt à tout pour ses soldats ; l’artiste ; la femme forte ou encore le blessé, etc. Acculée par une armée allemande mieux équipée, cette troupe reçoit l’ordre de se réfugier dans les égouts (kanal) pour rejoindre le reste de la résistance dans le centre de Varsovie. Loin d’être porteur d’espoir, cet ordre sonne comme une condamnation pour la plupart des soldats.
Wajda s’amuse de la révélation prématurée de l’issue de l’histoire et balade le spectateurs entre des moments de tension extrême et d'autres de soulagement. C'est notamment le cas de la scène dite “des grenades” qui fait presque office de conclusion. Les espoirs sont maigres mais une sortie se profile. Coup dur : elle est en réalité barricadée et piégée. Après de longues secondes de doute, un des soldats se lance dans le déminage. Ce n’est pas une mince affaire, trois grenades à main sont suspendues par la goupille : tirer dessus les ferait exploser. Les plans sont ultra serrés, que ce soit sur la main pleine de boue, la pierre glissante qui maintient le soldat en équilibre ou les grenades qui se balancent doucement. Chaque raccord et les mouvements qu’ils créent font retenir le souffle par peur de l’explosion potentielle. Le silence s’installe. Deux grenades sont retirées, non sans mal. Une dernière, la pierre glisse, c’est la chute, son sort est scellé. La grenade ne s’est pas déclenchée, rire de soulagement, explosion. Wajda désamorce littéralement la situation avant de la résoudre tragiquement.
Pour autant, cette multiplication des morts ne développe jamais un sentiment de banalité face à l’évènement, chacune étant traitée avec la même rigueur.
Surtout, sans rien enlever à la noblesse du combat contre le fascisme, Wajda filme des hommes et des femmes en difficulté, au bout de leurs efforts au milieu d’un absurde qui domine tout ; « ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme » dit Camus dans Le mythe de Sisyphe. Ils sont aveuglés au sens propre et figuré, sans lumière et sans pouvoir rationaliser leur situation. Michal, “l’intellectuel” du groupe, en est la principale victime : perdant toute raison, il finit par errer dans les souterrains en jouant de l’ocarina. Les autres sont confrontés à l'exiguïté des égouts, moins planche de salut que cimetière jonché de cadavres en décomposition à la puanteur étouffante, espérant trouver une rue dont l’existence n’est pas assurée.
Gagnés par le désespoir et l’impuissance, les soldats perdent leur loyauté, leur esprit d’entraide, en somme leur humanité. Stokrotka et Zadra se distinguent tout de même par leur bravoure que certains appelleraient inconscience : à la fois guides (défaillants mais dévoués) et soutiens moraux des troupes, aider les autres est tout ce qui leur reste, ils sont à l’avant, gardent la tête haute, Wajda en fait presque des héros. Stokrotka en est le meilleur exemple, emmenant toute la troupe derrière elle puis seulement Jacek après une regrettable division du groupe en deux, mais toujours avec dévouement.
La bande perd toutefois vite leurs traces, pendant que Jacek voit son état se dégrader jusqu’à perdre la vue. Dans un dernier élan ils se retrouvent devant une grille laissant passer la lumière du jour, Stokrotka lui laisse croire qu’ils ont trouvé la sortie, avant que les deux ne tombent finalement d’épuisement.
De son côté Michal, par sens du devoir, mène ses hommes et s’en soucie bien plus que de sa propre vie, ce que la scène finale illustre; il parvient à sortir du canal mais lorsqu’il se rend compte qu’il est seul, il fait demi-tour.
Perdus dans ces égouts sans fil d’Ariane, les retours à la case départ s’enchaînent donc inlassablement tout en constituant les seuls points de repères spatiaux au même titre qu’une impression de renfermement du lieu sur lui-même et sur eux. Pour le spectateur comme pour les héros, impossible de savoir depuis combien de temps ils sont au fond, ce qui participe à l’atmosphère angoissante du film avec un transfert de l’oppression des murs à travers l’écran. Le « kanal » est ainsi un personnage à part entière : énigmatique et inquiétant, il fait risquer l’asphyxie ou la folie à quiconque s’y aventure. C’est une cage d’urine et d’excréments. Wajda joue avec la mythologie au point d’en faire l’antichambre des Enfers, un Styx moderne mais sans Charon (guide omniprésent) pour assurer la pérennité d’une civilisation décadente ; la catabase des troubles s’inscrit alors dans la lignée de celles d’Ulysse, d’Hercule, Enée ou d’Orphée où il faut se battre ou ruser pour passer outre la surveillance de Cerbère, ici à croix gammées et casques à pointes, puis plonger sans certitude de revenir.
Cette course inexorable vers la mort renvoie toutefois à nos propres espoirs, ceux que l’on a peur d’abandonner. Les perdre c’est déjà mettre un pied dans la tombe : sombrer dans la folie à l’image de l’artiste ou rester immobile en attendant la mort comme d’autres soldats. Aussi maigre soit-il, l’espoir fait vivre. Wajda fait partie de ces artistes de la lutte désespérée tels Géricault et son Radeau de la méduse, Hemingway avec Pour qui sonne le glas et surtout Malraux qui en a fait un roman, L’Espoir. Ce dernier se sert du prétexte de la guerre d’Espagne pour traiter du rapport des hommes à la lutte, dans une guerre où les chances de victoires sont faibles face à un ennemi mieux équipé et mieux organisé. Contrairement à l’œuvre de Malraux, il n’est pas question, dans Kanal, de savoir si certains sont communistes et d’autres anarchistes. Tout ce que l’on sait de leurs idéologies c’est qu’ils sont contre l’impérialisme nazi et la seconde guerre mondiale, toiles de fond de cette histoire. C’est là que réside l’hommage à ces hommes et femmes de la résistance ; il n’en fait pas pour autant des héros mais les renvoie à l’essence de l’humanité : survivre sans savoir où cela mène.
Mathis Slonski