Critique du film Kaili Blues

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Par Super Seven

le 02/05/2021

SuperSeven :


Contrairement à d'autres cinéastes chinois de sa génération, Bi Gan, réalisateur de Kaili Blues et d'Un grand voyage vers la nuit, n’a pas un parcours conventionnel. Originaire de la petite ville de Kaili et issu d'un milieu assez modeste, il entame sans grandes ambitions des études en communication. A cette période, il prend goût au cinéma, et découvre les classiques, avant de se lancer, avec son entourage, dans la réalisation de quelques courts métrages.
Ce sont là les prémices de Kaili Blues, son premier long métrage, qu’il tourne avec les moyens du bord à savoir quelques milliers d'euros prêtés par sa mère. Il travaille aussi avec des acteurs bénévoles, dont son oncle qui tient le rôle principal. Bi Gan s’impose donc comme un artiste autodidacte et cinéphile, aux influences assumées.
Le titre original de l'œuvre, Pique-nique au bord de la route, est celui du roman dont est adapté Stalker, et les tableaux que propose le film transpirent d'une ambiance propre à Tarkovski, à qui il fait encore référence dans son film suivant. Quelques emprunts à Hou Hsiao-hsien se font aussi remarquer, à l’image des hypnotiques plans-séquence à moto de Goodbye South Goodbye, sans oublier les ressemblances avec les cinémas d’Apichatpong Weerasethakul et Tsai Ming-liang, dans le rapport à l’onirisme naturaliste ou à un temps hors du commun. En cela ce film fait part d'un éclectisme remarquable. Malgré cet amas d’inspirations, Bi Gan brille et déroute par sa singularité, proposant avec Kaili Blues une expérience unique éloignée de ce que peuvent proposer beaucoup de films du genre.

Il s’agit d’une recherche spirituelle, où un médecin prend en charge son neveu et part à sa recherche quand ce dernier est vendu par son frère. Sur la route, il s’engage dans un village perdu dans lequel passé et futur semblent se mêler, sans que l'on sache s'il s'agit d'un monde à part ou des souvenirs du personnage. Néanmoins, ce postulat semble secondaire tant le film s'intéresse à quelque chose de plus important, caché, et indescriptible. Il parle de temps et d'espace, par le prisme des songes de son metteur en scène, qui ne nous propose des impressions poétiques brutes sur ces mêmes notions. Tout ce que Bi Gan entreprend témoigne d'une façon unique d'aborder l'image cinématographique, celle dépendante du décor. Il affirme construire sa mise en scène, et même son scénario, en fonction du décor réel et de tout ce qu'il dégage comme impressions, émotions, réflexions. Chaque plan est une invitation de la conscience dans un microcosme, comme le traduisent les longs panoramiques à 360° qui scannent tout l'espace. Bi Gan use également avec abondance de plans sur des miroirs, des écrans, et des points de fuite bouchés, pour suggérer un arrière plan attirant. C'est à partir du travail de repérage que naît le film, cette volonté de capter l'âme d'un lieu, son langage visuel, et d'en construire une œuvre. Ainsi, une atmosphère à la fois réaliste et intime dicte la réalisation. La toile de fond établit une série de climats dans lesquels s’inscrit le personnage principal tout en retranscrivant l’état d’esprit de ce dernier. Il cherche une porte de sortie à la boucle temporelle cachée qui l’enferme, à l’image du plan final très fort : une horloge tournant à l'envers sur la vitre d’un train.

Plus que des longs plans à contempler, Bi Gan nous donne à expérimenter la notion d’espace, tout en captant son invisible magnétisme. Un bruit de fond lointain agrémente toujours l’image, avec des sons qui constituent l'essence du lieu ; ce sont ceux auxquels on ne fait habituellement jamais attention. Un train passe au loin, une rivière s'écoule, un feu d'artifice survient d'on ne sait où. Le réalisateur sublime le brouhaha, le banal, pour en révéler les vertus esthétiques. Les couleurs sont elles aussi très soignées, et participent à transmettre ces impressions fortes. Toute nuance est visible et transmet une poésie de l'image qui fascine. Chaque plan est d'une brillante ingéniosité, avec des compositions jamais banales, comme un poème dont on travaille les moindres sonorités. Cette conception du cinéma crée une dialectique de l'image mentale. L'imaginaire du spectateur est sans cesse stimulé par les divagations proposées. On est plongés dans une grotte, sous l'eau, sur une route sinueuse qui ne semble jamais prendre fin… Bi Gan est davantage dans l'évocation que la symbolique. L'omniprésence de l'eau, par exemple, évoque cette brume mentale du personnage principal. Quant au train revenant à plusieurs reprises, apportant une profonde touche de poésie, il témoigne de la fuite du temps. Des poèmes apparaissent à l'écran comme dans Le Miroir, et transmettent l'abstraction inhérente au film, sa spiritualité propre. Ces songes ne sont en aucun cas voués à interprétation. Par ces divers éléments, autant visuels que sonores, l'artiste nous propose de véritables images mentales qui s'entrechoquent pour former un tout. C'est la détresse du personnage face à sa mémoire, et la vision d'un poète sur son environnement.

La narration est peut-être ce qui traduit le mieux la vision particulière de l’auteur. Le titre apparaît après 30 minutes de film, et l’enjeu de celui-ci tarde à se dévoiler. De l’autre côté, un plan séquence d’une quarantaine de minutes clôture l’ensemble, créant une rupture nette au sein du long métrage. Au milieu, le montage mêle passé, présent et futur d'une manière brouillonne et sans distinction. Cette construction, qu’il reprend globalement dans Un grand voyage vers la nuit, nous fait adopter une certaine logique méta-temporelle. Si l’on connaît le parcours général du héros, le déroulement des événements, lui, reste obscur. Ce qui importe est le songe de la vie, le temps des sensations. Le passé n’est ici qu'une substance poétique appelant à la nostalgie. Beaucoup de plans évoquent le temps, notamment avec le motif des horloges, mais la force du film est de ne jamais encadrer ses séquences dans des instances temporelles ou réelles. Le plan-séquence n’est ni réel ni abstrait, il ne représente rien, il est l'œuvre d'art. Il est le liant de ces atmosphères dans lesquelles a enquêté et vécu le personnage principal. Alors qu'il se déroule, les images nous reviennent en tête et prennent soudain une dimension qui nous dépasse. Des liens apparaissent succinctement, et nous vient un sens qu'on ne cherche pas à rationaliser, avec une sensation de déjà-vu.
Bi Gan filme une Chine en perdition, non pas par pragmatisme mais justement en invoquant ce "blues" du titre, cette perte d’identité de la Chine et de Kaili, ce temps destructeur que l’on voudrait transcender. Le plan-séquence nous montre justement une telle transcendance, une superposition des temps, comme s'il était la base logique de tout l’édifice. On y croise des fantômes, des souvenirs, on s'y balade sur un pont, puis une barque, puis chez le coiffeur, entre les longs trajets à moto sur fond de musique populaire chinoise. Finalement, une grandeur se dévoile à nous lorsque ces tableaux ne sont pour nous plus que des souvenirs stimulés par la caméra qui ne s’arrête pas. Tous ces souvenirs, ce "blues", nous habite encore longtemps après le visionnage. Ce qui frappe est le réalisme de ce plan, avec la caméra qui ne cesse de se faire remarquer, comme si l’on voyait des images brutes. C'est là que réside l’une des magies du cinéma. Non pas celle du grandiose, mais celle qui nous fascine avec moins que rien. Ces tremblements de la caméra ne nous sortent pas du film, mais y ajoutent une fragilité et un naturel fracassant, qui s'inscrit totalement dans la poésie du film. La beauté anti-démonstrative.

En plus du hors temps, Kaili Blues met en scène le hors cadre. Son utilisation est aux antipodes de celle de Michael Haneke : ce n'est pas une privation, mais une invitation à l'imaginaire. Tout y est entremêlement de dimensions. Certaines transitions se font sans coupure. Parfois même, plusieurs endroits interviennent dans le même plan, un train apparaissant de nulle part dans le panoramique sur un drap par exemple. Ces interventions du hors cadre, ce sont les sons d'un concert, qui semble être hors du film tant il ne sert qu'à installer une ambiance – une idée de ce qu'il se passe au-delà –, et une sorte de repère dans l'imaginaire. Le concert se déroule pour lui-même, il n’est pas ou peu montré mais existe dans la diégèse et en accentue le réalisme. On a aussi la bête mystérieuse, dont on parle à la radio. Un élément fantastique qui n'a rien à voir avec le récit, mais qui élargit la portée du film, tout comme le passé du personnage. Une partie de l’œuvre nous est donc inaccessible. On assiste à des scènes assez éloignées, ce qui nous met dans une quête de l'imaginaire, semblable à celle du protagoniste.
Finalement, ces hors-champ sont des fragments mémoriaux oubliés. On retrouve la dialectique déjà mentionnée de l'image mentale, de l'ici et de l'ailleurs. Ce qui est ailleurs apporte peut-être même plus que ce qui est directement montré, et c'est pourquoi la portée artistique de Kaili Blues est gigantesque. Elle évoque beaucoup en montrant un réel amoindri, figé. Dévoiler le flux de la conscience en adoptant la grammaire du rêve, telle est l'entreprise de Bi Gan. Il nous démontre que même les notions les plus tangibles comme l'espace ou le temps nous sont inaccessibles et fait un véritable éloge de la sensibilité humaine.


Etienne Kaufmann

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