Critique du film Jonas qui aura 25 ans en l'an 2000

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Par Super Seven

le 19/11/2023

SuperSeven :


Présenté comme “le deuxième grand cinéaste suisse”, le nom d’Alain Tanner reste malheureusement bien moins ancré dans la mémoire commune que celui de son compatriote Jean-Luc Godard. Une place de second qui l’aura suivi jusqu’au bout : Tanner est décédé deux jours avant Godard, comme si la mort, dans sa cruelle ironie, avait décidé de l’invisibiliser définitivement.
Tanner reste pourtant une référence pour bon nombre de ses successeurs, en témoigne l’intervention d’Alfonso Cuaron au Festival Lumière, révélant qu’il a appelé son fils Jonas en référence à l'œuvre qui s'apprêtait à être diffusée ; Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000. Amusant quand on sait que la même historiette vaut aussi pour le réalisateur Jonas Trueba, dont le père Fernando est un fervent admirateur de son collègue suisse.

Cette double anecdote n’est pas anodine, en ce que Jonas – celui de Tanner – représente un symbole d’espoir destiné aux générations futures, peu importe la temporalité dans laquelle nous nous trouvons. Cet aspect transgénérationnel est intéressant, car le récit est pourtant ancré dans la période post-68, très marquée politiquement avec une retombée des idéaux et des angoisses importantes face à l’avenir. Malgré son titre prénommé, Jonas est un film choral porté par quatre couples d’amis, chacun suivant un chemin différent même si tous partagent une résignation plus ou moins marquée vis à vis de leur jeunesse, eux qui se voyaient faire la révolution et vivre selon des principes communistes.
Il est touchant de les voir se battre du mieux qu’ils peuvent contre la machine capitaliste pour garder un sentiment de fidélité à leurs idéaux, et ainsi exister encore un peu dans une société qui s’industrialise et se déshumanise.
Du chômeur invétéré au professeur qui essaie d’éveiller la conscience sociale de ses élèves et encourage sa petite amie caissière à voler, le portrait le plus attachant est sans doute celui de Mathieu, qui trouve du travail dans une ferme après avoir été licencié. Éternel résistant, il abandonne peu à peu son poste pour prendre en charge l’éducation des enfants du coin au travers de jeux ludiques en plein air, qui provoquent l’exaspération de ses amis sans pour autant qu’ils se décident à le “ramener à la raison”.
De fait, chaque parcours individuel fonctionne, au gré de saynètes sur le couple et le prolétariat qui ne sont pas sans rappeler les comédies à l’italienne de Dino Risi ou Ettore Scola. Les italiens sont en effet des piliers du film à sketch, et l’on retrouve dans des œuvres comme Les monstres ou Parlons femmes une même approche satirique des dynamiques sociales qui se traduisent au travers d’une répétition de situations brèves, chacune attaquant un angle précis d’une thématique commune. C’est ce côté interchangeable entre les séquences que l’on retrouve dans le film de Tanner, dont le liant se trouve dans le ton plus que la narration.

D’ailleurs, pour toucher à l’universel dans un récit très générationnel, Tanner use d’une structure elliptique, qui brouille la temporalité par son enchaînement de séquences sur plusieurs années – parfois des retours en arrière, parfois des brusques avancées dans le temps. Ainsi, en empêchant le spectateur de situer précisément l’écoulement du temps, il lui permet de transférer l’expérience décrite dans sa propre temporalité. Ce montage fragmenté l’inscrit également dans le sillage de la Nouvelle Vague, et en particulier celui (une fois encore, oui…) de Jean-Luc Godard. En captant une somme d’instants figés qu’il regroupe dans un patchwork mouvant, Tanner crée par le montage et oublie ainsi les carcans de la linéarité, à l’instar de son compatriote dans bon nombre de ses œuvres — dès À bout de souffle en 1960.

Le rassemblement de cette histoire morcelée est symbolisé par des dîners où les personnages s’adonnent à la nostalgie et s’autorisent à refaire le monde, mais surtout par des moments d’union par le chant, qui arrivent parfois de manière incongrue mais offrent une réelle symbiose entre les personnages, lesquels récitent en chœur des paroles qui semblent pourtant improvisées. Ces instants suspendus, dans lesquels nous semblons débarquer de manière quasi intrusive, rappellent la construction d’À nos amours de Maurice Pialat, sorti quelques années plus tard. Les deux films étudient de près les dynamiques entre proches en omettant volontairement de montrer au spectateur des débuts ou fins de séquences trop définis, comme s’il ne fallait être à côté d’eux qu’à l’instant T précis du geste ou de la parole qui renferme la clé de leur relation.

Le plus marquant de ces instants donne son titre au film, lorsque Marguerite annonce sa grossesse au groupe. Alors que tous les protagonistes ont un prénom commençant par “Ma” (clin d’oeil évident à Marx), ils choisissent d’appeler ce nouvel élément “Jonas”; symbole de renouveau et de paix, tiré du mot “yonah” en hébraïque – littéralement “colombe”.
Cinq ans plus tard, Jonas joue devant la fresque des personnages dessinée par les enfants de la génération précédente, qui en attendant l’an 2000 s'apprête à son tour à écrire son bout d’histoire.


Pauline Jannon

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