Critique du film Interstella 5555

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Par Super Seven

le 05/11/2022

SuperSeven :

Il y a maintenant plus d’un an, se séparait l’un des duos les plus célèbres du monde de la musique : Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Hohem-Christo, autrement appelés les Daft Punk, qui laissent derrière eux un univers musical et visuel reconnaissable et personnel. En 2000, lors de sessions d’enregistrement de l’album Discovery, leur vient une idée, laquelle donne naissance à un objet filmique assez singulier mettant en scène de sympathiques extraterrestres à la peau bleue en proie à l’avidité humaine. Non ce n’est pas Avatar, dont nous attendons tous la suite, mais bien Interstella 5555 : The 5tory of The 5ecret 5tar 5ystem.

Le synopsis est des plus simples : un groupe de musique extraterrestre est kidnappé par un homme riche et puissant. Les musiciens sont changés en humains et exploités dans le but de performer sur Terre et produire des hits internationaux. Ce bref résumé suffit à éclairer sur le thème principal du film, à savoir la critique du milieu de la production musicale et plus généralement du capitalisme. Des idées que les membres du duo iconique doivent sûrement à ce qu’ils annoncent comme leur film favori : Phantom of the Paradise de Brian de Palma. D’autres similitudes se glissent tout du long, à commencer par la relation triangulaire entre le méchant, la chanteuse du groupe, et Shep venu la sauver ; mais aussi la réification de l’humain, qui devient la propriété des puissants. Chez De Palma, cela apparaît dans la scène la plus célèbre du film, où Winslow est dépossédé de sa propre voix, remplacée par celle de Paul Williams. Dans Interstella 5555, elle se traduit par la transformation des membres du groupe en humains, dépouillés de leurs souvenirs, de leur volonté et même de leur corps.

Mais là où le projet des Daft Punk se démarque le plus, c’est surtout sur la forme. Film d’animation produit par la Toei Animation, l’apparence des personnages s’inscrit dans le prolongement du travail de Leiji Matsumoto (superviseur sur le film), à qui l’on doit notamment Albator. Il s’agit, du propre aveu des Daft Punk, de rendre un hommage vibrant aux dessins animés qu’ils ont aimés et plus globalement aux années 80, dans une démarche similaire à celle de l’album Discovery lui-même. C’est donc un rêve d’enfant qui se réalise. Des allusions amusantes à cette collaboration franco- japonaise sont placées dans le film, notamment un match de football opposant la France au Japon sur une télévision, ainsi qu’un caméo des avatars robotiques du duo dessinés avec le graphisme particulier de Matsumoto. D’autres petits éléments parsemés ça et là poursuivent la démarche, en référençant des films de cette époque, comme Terminator par exemple.

Toutefois, la singularité d’Interstella 5555 ne s’arrête pas là. En effet, celui-ci a la particularité d’être à la fois un film et un ensemble de clips indépendants conçus pour illustrer l’album Discovery. Dès lors, la musique impose au film sa structure ainsi que son ton : l’action de chaque séquence doit servir l’émotion transmise par le titre qui lui est associé tout en héritant de sa durée. Cela donne l’impression d’une narration à la fois fluide et saccadée, découpée en multiples parties distinctes et compréhensibles indépendamment. Chaque chanson de l’album correspond à une étape importante de l’histoire, qui s’enchaîne à un rythme soutenu. Cette course effrénée est néanmoins ralentie par quelques moments de pause à l’intérieur des séquences ; je pense, notamment, à une scène de fantasme amoureux invoquant une imagerie surréaliste dans le clip de Digital Love ainsi qu’aux scènes de performance musicale qui servent de moments hors du temps. Cette idée est renforcée visuellement par des effets d’isolement des artistes sur un fond blanc éclatant, que l’on retrouve dans les clips de One more time et Too Long, et de flottements réalisés par des sortes de surimpressions.

Toute la place devant être donnée à la musique de l’album, Interstella 5555 est totalement muet. Il n’y a aucun dialogue ni carton ; seuls quelques rares bruitages, souvent placés en début ou fin de chanson, intensifient l’action ou servent de transitions. Cette particularité donne au film l’opportunité, comme à l’époque du muet, d’offrir une narration entièrement visuelle, ici d’une limpidité parfaite. Les enjeux, l’identité des « gentils » et des « méchants » sont parfaitement compréhensibles, à la fois tout du long mais aussi à l’intérieur de chaque clip pris hors contexte. Cela passe par des effets très visuels comme ceux déjà évoqués, mais aussi en partie par un jeu avec les expressions des personnages qui est intégré dans le scénario. Sur leur planète, les musiciens semblent très joyeux, notamment dans le clip de One more time, alors que, sur terre, des scènes similaires les montrent totalement apathiques afin que toute personne visionnant le clip puisse se rendre compte de l’immoralité de la situation – accentuée par les sourires exagérément maléfiques du méchant. Une autre séquence de danse, à la fin, les révèle de nouveau heureux, et en harmonie avec les humains. Ainsi, cette construction en « miroir » dresse les trois grandes étapes du récit : une situation initiale heureuse sur la planète d’origine, une exploitation sur Terre provoquant le malheur et enfin un retour à l’état initial, ou presque, puisqu’un lien entre les deux planètes a été formé au passage. Ce même procédé se répète plusieurs fois : une scène où Stella, toujours sans expression, est forcée de donner sa main à un fan, fait écho à une autre où son amant prend sa main – sur fond de Something about us –, ce qui enclenche un fantasme amoureux. Cette dernière répond d’ailleurs elle-même à la séquence sur Digital Love déjà citée : d’un côté, Shep fantasme sa relation avec Stella alors qu’il est à des années lumières d’elle, et de l’autre, alors qu’ils se touchent physiquement, Shep est mourant et Stella se met à rêver elle aussi leur relation. Les deux séquences peuvent s’apprécier séparément, mais avoir vu la première renforce les émotions procurées par la seconde. On peut même aller plus loin, en remarquant que les agents de sécurité extraterrestres du début, et ceux terrestres de la fin, sont tous deux écartés de leur mission par un divertissement, ramenant tout le monde sur un pied d’égalité, tout en marquant, d’une certaine manière un engagement contre le racisme. Ces jeux sur les répétitions, les parallèles et les contrastes permettent donc de mettre en valeur l’émotion, de donner un éclairage différent à certaines scènes ou de servir le fond. Malgré certaines facilités scénaristiques – l’insensibilité des membres du groupe est justifiée dans le film par des équipements privant les victimes de tout sentiment – et un manichéisme évident, chaque élément se met au service de la mise en scène et de l’émotion, pour un résultat d’une grande efficacité.

Interstella 5555 offre alors un spectacle spatial hypnotisant et personnel pour le duo, entre hommage nostalgique aux années 80 ainsi qu’au film de cœur Phantom of the Paradise, qui opère, à travers les graphismes si singuliers de Leiji Matsumoto, un pur retour en enfance. S’il s’agit assurément d’un must see pour tous les fans des Daft Punk, il l’est tout autant pour tous ceux qui, comme le petit garçon sur l’image duquel se clôt le film, aiment encore rêver.


Marc Thibaudet

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