Critique du film Hester Street

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Par Super Seven

le 15/09/2023

SuperSeven :


En 1975, Hester Street, première réalisation de Joan Micklin Silver, est sélectionné à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes. Malgré un joli succès à sa sortie, il a fini, au fil des années, et à regret, par tomber dans l’oubli. Il y a pourtant quelque chose d’admirable dans ce geste singulier, qui s’attache inlassablement à une galerie de visages trop longtemps laissés de côté, notamment au cinéma, comme pour corriger une injustice.
S’ouvrant par une séquence convoquant fortement le cinéma muet, Hester Street invite à tournoyer avec tous ces couples qui dansent ensemble, jusqu’à ce que la caméra choisisse de s’intéresser précisément à Jake et surtout Mamie, danseuse que tous les hommes de la soirée convoitent. L’attention portée sur eux relève toutefois moins d’une iconisation du couple, qu’ils ne sont pas réellement, que d’une manière d’informer sur leur situation et leurs conditions matérielles. Jake se vante d’avoir un lit, tandis que Mamie est contrainte de dormir dans une loge avec d’autres femmes. Pourtant, lorsque Gitl, femme de Yantel / Jake, le rejoint avec leur fils, un fossé assez net se apparaît entre elle et Mamie.


Ce contraste se lit très clairement dans les yeux et l’attitude de Jake à leur égard. Face à Mamie, il est fou de joie, aventureux, un peu provocateur, il joue avec elle tout en ne souhaitant que lui plaire. En revanche, avec Gitl, il parait beaucoup plus inhibé, peu sûr de lui, embarrassé de cette femme avec laquelle il ne partage pas grand-chose, sinon leur fils. Une forme de honte transparaît derrière son sourire figé. Que ce soit physiquement ou spirituellement, les deux femmes ne se ressemblent pas. Gitl est très attachée à sa foi et aux coutumes de son pays d’origine, arborant fièrement sa judéité, symbolisée par sa perruque (un des éléments principaux de discorde entre les deux époux) à laquelle elle tient infiniment. Ce faisant, Gitl est un fardeau pour Jake, le poids d’un passé qu’il a laissé mais qui ne cesse de le freiner. A contrario, Mamie est un modèle d’émancipation à tout niveau ; dans sa façon de penser, de s’habiller. Elle est l’incarnation de l’Amérique et de ce qu’elle a apporté à Jake. Ce qui assemble Jake et Mamie, en tant que « couple », est leur statut commun d’immigrés, doublé de leur envie de s’élever socialement, quitte à gommer leurs racines. Ce sentiment de libération, qui empiète sur le devoir conjugal, Jake le touche du bout des doigts et ne compte pas y renoncer, de sorte qu’il devient contagieux et que Gitl, déterminée à faire plaisir à son mari quoiqu’il en coûte, sent cette pression sur elle de devoir s’américaniser pour ne pas le perdre.
Ainsi, Joan Micklin Silver délaisse peu à peu le point de vue masculin pour se diriger vers celui de Gitl, interprétée par une Carol Kane (nommée à l’Oscar de la meilleure actrice à cette occasion), dont le regard perçant émeut profondément. Cette épouse, venue depuis son pays d’origine rejoindre son mari, découvre, sans qu’elle n’ait pu l’anticiper, un homme nouveau, mais aussi un mode de vie différent, auquel elle essaie de se plier en épouse modèle qu’elle souhaite être ; elle accepte de renommer son fils Joey, change toute sa garde-robe pour être en phase avec le style américain, et elle finit même par laisser sa perruque, dernier lien à ses croyances originelles, pour arborer une coiffure plus 'en vogue’.

Cette séquence témoigne d’ailleurs de l’extrême sensibilité dont fait preuve la cinéaste, offrant à ce personnage, qui ne supporte pas de montrer ses vrais cheveux, le soin de retirer ladite perruque en hors champ. Son amour pour ces marginaux, son envie de les immortaliser – on revient aux visages et à la manière qu’à Micklin Silver de les épouser avec justesse, sans enfreindre aucune pudeur – ressort de chaque plan, tout comme son attachement à préserver leur intimité. Hester Street n’est en fait pas tant le récit du déracinement de Jake que celui de son épouse. Son lent et difficile parcours laisse paraître un dévouement extrême, bien que certainement vain, à se convaincre que renier une partie de qui elle est réellement, pour rentrer dans une nouvelle existence, est la seule solution. Il n’y a pas de doute, il faut souffrir pour être américaine.


Talia Gryson

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