Par Super Seven
SuperSeven :
Les mémoires figées
Le nom de Robert Zemeckis évoque depuis quelques années crainte et fascination. Disons simplement que quand il ne se rate pas complètement — confere son remake de Pinocchio pour Disney+ —, il expérimente. Cela ne date pas d’hier – confere Roger Rabbit et son mélange de prise de vues réelles et d’animation, il y de ça bientôt quarante ans – et continue encore et toujours : Bienvenue à Marwen (2019) poursuit ce travail d’hybridation désormais fait en numérique, technique « fétiche » du réalisateur depuis sa « trilogie » informelle composée par Le Pôle Express, Beowulf et Le Drôle de Noël de Scrooge. Zemeckis construit donc depuis une vingtaine d’années une filmographie inégale, polarisée mais surtout fascinante. Here, son nouveau cru, relève ainsi tant de l’évidence que du total chamboulement.
Sur le papier, le projet ressemble à une « réunion Forrest Gump ». Here marque en effet le retour du couple Tom Hanks-Robin Wright, du scénariste Eric Roth, du directeur de la photographie Don Burgess et évidemment du compositeur Alan Silvestri, mais s’avère être le contraire de son prédécesseur. Au seul homme à travers qui l’on découvre le monde (et ses grands événements) en parcourant peu ou prou tout le globe, Zemeckis substitue un seul plan, fixe, dans un coin – de rien, de forêt puis de maison –, qui montre tant de notre vie par une certaine fermeture au monde. Des débuts (par le Big Bang ou l’ère glaciaire) jusqu’au COVID-19, tout est perçu par/à travers quelque chose : une pierre progressivement couverte de neige, avant de laisser place à un arbre, qui deviendra une fenêtre (littéralement sur le monde) ou le visage d’un personnage. Il n’est pas question de (re)faire l’histoire du monde en une petite centaine de minutes, mais plutôt de dessiner l’histoire d’un monde, à la fois observé (nous, spectateurs) et vécu (les personnages). Zemeckis parvient à rendre saisissante cette distinction consubstantielle à l’expérience de cinéma par son placement de caméra pudico-ludique : en créant un certain éloignement des personnages avec le spectateur, leur perception parfois lointaine de l’action leur permet de prendre de l’avance sur ce dernier (l’arrivée d’une nouvelle personne dans le cadre depuis le hors-champ, ce qui se joue derrière les murs de la maison). De cette manière, cette distance sert à sonder un mode de vie — l’American way of life – à travers les âges tout en créant une émotion par la convocation de la mémoire ; par le biais des « surcadrages » rectangulaires, le passé et le futur se confondent au sein du même plan avant qu’un fondu balaie les souvenirs, à jamais inaccessibles à ceux qui rentrent dans le champ à la place des précédents.
C’est dans ce double procédé stylistique que réside l’ambition dialectique du film. D’une part, les cases créent un nouveau point d’attention dans le cadre tout en redéfinissant toute sa signification – chaque zone développe sa propre microhistoire, entre le coin du fauteuil en construction qui va devenir un canapé ou la fenêtre qui va se confondre avec le chevalet de Ricky (Tom Hanks). De l’autre, les fondus, d’abord lents et doux (des meubles peuvent apparaître et disparaître progressivement, tout comme les personnages) se radicalisent au fur et à mesure en chassant le reste de plus en plus vite – passé comme futur selon les mouvements temporels effectués – dans un geste de grande table rase. Le présent n’en est que plus flottant, insaisissable et prêt à disparaître dès que son utilité « narrative » est accomplie. À l’image du Big Bang, événement soudain qui a tout effacé pour faire place à autre chose. Peu anodin tant Here convoque la mémoire, entre sa construction à base de succession de saynètes et ses sous-intrigues – le père de Ricky, Al (Paul Bettany), souffre de démence tandis que sa mère, Rose (Kelly Reilly) subit un AVC, atténuant ses capacités au même titre que ses souvenirs – tout comme il la questionne en jouant de la quotidienneté des situations (naissances, idylles, joies, chagrins et deuils…). En réduisant le contexte à ce qui a pu (ou non) être montré précédemment, le film se « fait » devant nos yeux, déroulant l’évolution de « l’American Dream » (pas étranger au cinéma de Zemeckis) au fil de l’histoire (tout aussi peu étrangère à son cinéma) à travers une idée qui prend son sens à la toute fin : inventer ce qui n’a pas été vu, l’interroger et comprendre pourquoi toutes ces strates (temporalités, ici) se battent/se superposent pour exister.
En ce sens, Zemeckis parle du cinéma par le cinéma. Un procédé ayant autant pour but de capturer le simple quotidien de l’Homme (les différents cycles de vie que Here permet d’observer) que de faire constat des mutations de la société. Elles sont techniques – l’arrivée de l’aviation, de la télévision ou bien la banale invention, sous nos yeux, du fauteuil inclinable –, anthropologiques – la formation de la parole, les découvertes archéologiques et civilisationnelles (les vestiges d’un rituel funéraire aperçu quelques minutes plus tôt) – et sociologiques – les changements de mentalité (le Covid et ses impacts, le racisme). Il y a là un retour à l’idée du cinéma des frères Lumière et leurs fameuses prises de vues (repas de la fille, arroseur arrosé, arrivée du train ou sortie d’usine), entre banalité de l’instant et remise en scène de celui-ci. Cette mise à distance – historique de prime abord puis émotionnelle de fait – participe de l’ambition expérimentale du projet tout autant que celle-ci finit par avoir le spectateur à l’usure.
Au fil du temps, l’humanisme sincère, quoique naïf — entre rédemption et illustration de notre capacité à prendre soin des autres… —, de Zemeckis prend forme. Cela passe par un jusqu’au-boutisme qui annihile toute idée de perfection : Here enchaîne quelques séquences maladroites (le monologue sur le racisme du couple Afro-américain tout juste installé ou les discussions sur la Guerre et ses conséquences), avec un rajeunissement numérique parfois hideux. Pourtant, difficile de retenir ces quelques limites face au reste. Pourquoi ? Here est un film qui tente, rate, réussit et s’inscrit dans une lignée d’œuvres de vieux cinéastes américains pas encore contaminés par le cynisme ambiant — Martin Scorsese et Killers of The Flowers Moon, Clint Eastwood et Juré n°2, George Miller et Furiosa… — alors qu’il semble déjà crucifié ; une sortie en catastrophe par le distributeur qui n’a même pas daigné le montrer à la presse, préférant un saccage sur les réseaux sociaux dès les premières images partagées. Here traduit surtout la vitalité actuelle d’un certain cinéma américain, frappante cette année, où jeunes cinéastes et d’autres plus confirmés y vont de leurs gestes formalistes audacieux pour prendre le pouls de leur pays — The Brutalist, AGGRO DR1FT, The Sweet East et surtout Megalopolis. Des œuvres qui, pour la plupart, ont été rejetées par ceux à qui elles comptaient parler, en espérant une réévaluation d’ici quelques années. À l’image de la vie dans le film, un cycle qu’il faudra briser un jour ou l’autre. D’où ce dernier plan, littérale ouverture sur le monde au gré d’un simple – et du seul – mouvement de caméra, délaissant l’angle de fortune pour sortir de la maison et s’envoler. Si la vie est éphémère, l’image de cinéma est, elle, éternelle : il semble que nous avons encore beaucoup à apprendre de celle-ci.
Pierre-Alexandre Barillier