Critique du film Les Harmonies Werckmeister

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Par Super Seven

le 28/11/2023

SuperSeven :

Les Harmonies Werckmeister, réalisé par Béla Tarr en 2000, ressort en version restaurée et nous permet enfin d’épancher notre âme renfrognée et mélancolique à l’approche de l’hiver, sans soleil. C’est l’histoire d’une ville en Hongrie, qui reçoit sur sa place centrale la plus grande baleine au monde accompagnée d’un mystérieux prince. Mais cette attraction inhabituelle, dans un lieu où tout semble se répéter indéfiniment, avec précision et sans surprise, s’apprête à considérablement troubler la psyché des habitants et ébranler le fonctionnement de la ville. Le nouveau, unique et extraordinaire, devient de manière plutôt mystérieuse l’obsession de tous. L’univers est proprement kafkaïen au sens où, jusqu’à l’intrusion d’un corps étranger dans la ville (et non dans Le Château), tout semble en parfaite harmonie ; la population n’est pas forcément heureuse mais apaisée sans que pourtant le spectateur ne parvienne à comprendre leurs agissements.

Béla Tarr sollicite le sentiment plutôt que la raison. Le spectateur ne sait jamais ce qu’il se passe réellement mais ressent tout intensément. Les Harmonies sont un poème, aux lents plans-séquence desquels il faut apprendre à se laisser pénétrer. Un parti pris assuré par la scène d’ouverture, sûrement l’une des plus belles du cinéma, qui se déroule dans un bar miteux de Hongrie ; ce décor, si cher à Béla Tarr, où il excelle toujours, comme dans Damnation (1987) ou L’outsider (1982), à saisir l’essence proprement poétique de la misère et de la saleté. Ici, il fait rejouer à des habitués du bar une éclipse solaire, et donne à voir une farandole d’homme-astres qui se tournent autour jusqu’à l’implosion, la disparation totale de la lumière, le soleil. Cette représentation dans la représentation est peut-être, en réalité, une représentation de la représentation tant elle sert de parabole à toute l’histoire ; le surgissement de la noirceur pure, du chaos (provoqué ici par l’absence de soleil) duquel il ne faut finalement pas trop s'inquiéter puisqu’il ne dure qu’un bref instant. La lumière finit toujours par revenir. Mais le cynisme de Béla Tarr indique qu’il n’y a quelque chose à voir, à filmer et à regarder que dans la déchéance, dans le négatif, dans la chute. Nous ne verrons jamais la paix retrouvée.

Les Harmonies Werckmeister pourrait aussi littéralement être regardé comme un documentaire sur l’effet de l’absence du soleil, et donc de chaleur sur l’esprit de l’homme. Le film s’ouvre sur une éclipse solaire, puis se poursuit par la tentative d’allumer un feu de cheminée ou encore par un plan du soleil, au bout d’une route, qui scintille et éblouit le spectateur sans pourtant jamais le réchauffer. Les hommes se réunissent autour de grands feux sur la place publique, la foule se constitue et la folie aussi. Tout cela capté par la caméra mouvante et intrusive du réalisateur. S’il filme comme un documentariste c’est aussi car il s’intéresse longuement aux visages, si bien que les acteurs n’en sont plus. Il leur demande peu de jouer, et surtout pas de disparaître sous un masque mais de se tenir là, d’offrir leur corps et de se laisser tourner autour sans bouger. Ainsi, sans jamais nous dévoiler la vie de ceux que nous croisons (hormis celle du postier, le personnage principal qui déambule avec nous dans la ville), nous avons la sensation d’une intimité, d’une sincérité. Le visage chez Béla Tarr, comme chez Levinas, exprime la vulnérabilité radicale de l’homme, du fait de sa nudité, de sa proximité qui nous fait sentir l’interdit du « Tu ne tueras point » face à la conscience de la fragilité de l’être qui est aussi la nôtre. Seul un vieil homme complètement nu et dépourvu saura arrêter la foule qui se déchaine.

Peut-être, enfin, faudrait-il parler de la musique, de ces fameuses harmonies lancinantes qui nous déchirent tout du long ? Mais pourquoi mettre des mots sur ce qui sait mieux s’exprimer sans.


Léa Robinet

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