Critique du film Guerre et paix

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Par Super Seven

le 10/11/2023

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Guerre et paix de Léon Tolstoï est LE roman russe par excellence. L’énorme fresque de deux mille pages sur la grande guerre patriotique contre les troupes françaises de Napoléon est souvent considérée comme le roman de la « Russie éternelle », le meilleur représentant et porteur de l’âme Russe. Il y a deux raisons à cela : tout d’abord parce qu’il retranscrit avec détail la guerre qui est une page importante de l’histoire de ce pays, mais aussi et surtout car il décrit avec précision les mœurs de l’aristocratie locale, de sa société mondaine qui guide le reste du pays. La longueur de son récit et son abondance de personnages sont des freins évidents à sa transposition cinématographique, d’où leur rareté ; il y a certes eu un muet soviétique en 1915 (aujourd’hui tombé aux oubliettes), et bien plus tard une coproduction italo-américaine qui condense le récit en seulement 208 minutes. Ainsi au début des années 60, une adaptation russe digne de ce nom fait toujours défaut. C’est pourquoi, comme réponse à un affront occidental, le gouvernement soviétique commande et produit un film voué à devenir et qui restera l’un des plus « grands » de l’histoire du cinéma.

Sa grandeur ne se rapporte pas ici à sa qualité, mais plutôt à son immensité dans tous les domaines. Un immense roman méritait un immense film, et cela, Serguei Bondartchouk l’a bien compris. Tout est démesuré dans ce (très) long métrage, à commencer par le budget. Avec un peu plus de 100 millions de dollars dans les années 60 (soit plus de 700 millions aujourd’hui), Guerre et paix est hypothétiquement le film le plus cher de tous les temps. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’argent ne s’est pas envolé par les fenêtres, tant il se fait ressentir à chaque plan. La durée du film – elle aussi hors norme du haut de ses 484 minutes – en est un facteur qui parait évident, notamment par le contenu de chacune des images qui la constitue, largement à même de faire exploser le financement.

L’union soviétique donne un total de 120 000 figurants, la plupart étant des soldats de l’armée rouge. Si ce chiffre est souvent remis en question, il suffit de regarder l’œuvre pour y croire tant Bondartchouk n’hésite jamais à remplir ses plans de masses humaines aux costumes somptueux et onéreux. Il a même le génie d’augmenter le sentiment d’immensité des séquences qu’il filme. En coupant la rangée de soldats par le seul cadrage, il évoque judicieusement la présence d’une armée qui couvrirait la terre jusque l’horizon, dans un potentiel hors champ encore plus large que le spectacle qui s’offre sous nos yeux. Le montage aussi participe à cette impression de grandeur. La gradation d’un plan moyen à des plans toujours plus larges (allant parfois à une largeur extrême) ébahit sans cesse le spectateur qui ne peut être qu’abasourdi par l’augmentation exponentielle des échelles de plan. Lors des scènes de bataille, et particulièrement pendant la partie 3 (i>« L’année 1812 »), les salves de coups de canons défilent à l’écran, alors qu’elles ne sont pas si nombreuses en réalité. Le montage est encore une fois judicieux, astucieux même. Certes plusieurs scènes de coups de canons existent, mais celles-ci sont filmées sous plusieurs angles de sorte que, lors de leur insertion au montage, les plans soient modifiés à l’aide de zooms et recadrages. Un procédé qui revient lors de la scène de bal de la partie 4, lors du sac de Moscou par les français, ou encore pendant la séquence du bal de la partie 2, avec un travelling aérien – qui s’avère être un collage de trois travellings – donnant une forte impression de profondeur à la salle.

À la (fameuse) guerre, répond toutefois la (tout aussi fameuse) paix. Paradoxalement, ces deux univers opposés se complètent presque naturellement par la mise en scène ; Bondartchouk filme l'une et l'autre de la même manière à de nombreuses reprises. On pense à ce plan séquence de l’entrée des invités d’honneur dans le bal de la deuxième partie (« Natacha Rostova »), où ces derniers arrivent face à la caméra, tournent sur leur droite, et sont suivis par un travelling sur la gauche jusqu’à ce qu’on les voit de dos s’éloigner vers une antichambre. L'exact même schéma est reproduit plus tard sur le champ de bataille, à l’exception près que les invités d’honneurs deviennent des généraux, et ceux qui formaient la haie d’honneur sont remplacés par deux rangées de soldats, et l’antichambre laisse sa place à une tente militaire.

Les deux pôles s'unissent donc au sein des différentes péripéties que cultive ce grand récit. Loin des batailles, on se laisse porter par les différentes intrigues des personnages, comme celle de l’amour naissant entre Natacha Rostov et le prince Andrei Bolkonski, lui-même militaire, ou par une querelle orgueilleuse qui va jusqu’au duel à mort entre deux hommes. Bals et fêtes s’enchainent, toujours loin de l’atrocité du conflit. C’est là que le rapprochement par le filmage des deux registres à quelque chose d'ironique, Bondartchouk semblant se moquer des mœurs de cette société déconnectée qui idéalise la guerre et leurs héros. L’aristocratie danse loin des flammes, et les hommes jouent à se provoquer en duel pendant que leurs compatriotes tombent comme des feuilles pour défendre la nation. L'entremêlement de ces intrigues a un goût d'eau de rose, par son allure de feuilleton interminable aux dialogues pauvres qui cumule les petites histoires face à la grande, mais il est difficile de ne pas y succomber grâce au sublime travail esthétique déployé. La caméra saute de l’esprit d’un personnage à un autre, de sorte que l’on découvre cet univers toujours dans les yeux d’un protagoniste, et ce petit univers mondain n’est jamais plus beau qu’à travers la perception naïve de l’éblouissante (et éblouie) Natacha Rostov, conférant – littéralement – à l’écran des paillettes durant les scènes de bals déjà – littéralement elles-aussi – somptueuses.

L’immensité du film, dans tous ses aspects (budget, durée, spectacle à grande échelle et esthétisme du sublime), n’est donc pas uniquement liée à celle du roman de Tolstoï. Il serait possible de le voir comme une grande fresque qui se résumerait uniquement à de la pure narration, qui aurait perdu l’âme de Tolstoï, et qui ne serait qu’un pur spectacle de propagande dédié aux masses. Certes, c’est un outil de propagande, pensé comme tel du moins, et qui met la main au porte-monnaie pour montrer la grandeur et la puissance de l’Union Soviétique, mais il dépasse en réalité largement cette unique dimension. A l’instar du Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein, qui était en réalité (selon Eisenstein lui-même) davantage un film universel sur la révolution qu’un film de propagande communiste, Guerre et Paix va lui aussi au-delà de son contexte de production. Il n’est plus seulement un film soviétique, il est pleinement un film russe par les Russes pour les Russes (et au-delà) qui se veut autant universel qu’intemporel (surement car il traite d’une période pré-soviétique). Là où le travail de l’écrivain était une prouesse individuelle, le film signe une prouesse collective et nationale, une synthèse de la culture et de l’art russe (on y retrouve littérature, musique, danse, architecture et même plus subtilement la sculpture). Le propos Tolstoïen contre la mythification des personnages historiques est souvent perdu de vue, mais on pourrait le retrouver dans une analyse méta-poétique. Chez Tolstoï, les « héros » ne sont que des étiquettes aux événements historiques, tout comme le nom de Bondartchouk ne sert en réalité qu’à nommer les innombrables acteurs du projet, toutes les petites mains qui ont fait de ce film une grande réussite, une grande victoire d’une petite bataille dans une très longue guerre culturelle. Si Mosfilm délaisse Tolstoï, c’est pour mieux offrir au peuple russe le plus grand film de son histoire, inscrit désormais à jamais, comme le roman, au patrimoine culturel mondial. La « Russie éternelle » de Tolstoï ne peut qu’être ébahie comme tous les spectateurs, lesquels ne peuvent ensemble qu’admirer cette fresque et scander au bout du spectacle « Vive la Russie, Vive le monde entier ».


Maxime Grégoire

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