Critique du film Godland

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Par Super Seven

le 21/12/2022

SuperSeven :


Jusqu’où seriez-vous prêts à aller par conviction ? Pourriez-vous traverser l’Islande à pied (ou à dos de cheval) plutôt que de prendre un bateau amenant directement à bon port, dans le seul but de croiser des personnes et les rencontrer/photographier ? Lucas, jeune prêtre envoyé depuis le Danemark sur cette terre insulaire, est déterminé à ce point, galvanisé par ses idéaux mais rattrapé par la réalité. C’est de cette première dualité, notamment, que part Godland, nouvel arrivage d’un cinéma islandais toujours apte à surprendre.

Il est de plus en plus rare, aujourd’hui, de sortir d’un film revigoré, avec l’impression d’assister à un petit événement, une révélation. Cela ne veut pas dire que les productions de ces dernières années laissent à désirer, elles sont au contraire d’une grande richesse, avec de nombreux talents prometteurs derrière elles. Pour autant, difficile de ranger Hlynur Pálmason dans cette même catégorie, à part peut-être aux côtés d’Arthur Harari ; leurs styles sont éloignés, mais ils partagent une certaine approche artisanale, un sens du geste et du temps, un amour de l’expérience.

Parti de deux éléments concrets, un poème de haine contre l’Islande et une série de photographies prises par un jeune prêtre envoyé sur place pour construire une église, Pálmason raconte le trajet de ce dernier. Une odyssée happante que celle de cet homme croyant à une terre promise (Godland) pour rencontrer en réalité une terre misérable (Volaða Land, par ailleurs titre du poème originel), à travers des images si pures qu’elles semblent proches de l’irréel. Rarement a-t-on vu récemment film plus dialectique, empreint d’une telle volonté d’opposition d’idées, de questionnements même de la matière cinéma, au point de rendre cette dernière parfaitement authentique, organique.

Dès le début et un long entretien entre le prêtre et son supérieur lors d’un repas, chaque geste de ce dernier, aussi anodin soit-il, captive, annonçant déjà toute la poésie quotidienne de l’expédition à venir. C’est que, à la manière d’un documentariste, Pálmason scrute et sculpte les corps – vecteurs de communication entre personnes ne parlant pas la même langue, autre opposition mise en œuvre – et le temps, laissant vivre sa reconstitution historique comme si elle n’en était pas une, jusqu’à créer un sentiment de vertige ; la séquence du bateau où la caméra tangue au gré des vagues, les pieds s’enfonçant dans la boue lors du rituel matinal de Ragnar, les longs plans de traversée de paysages aux horizons indéfinis, un lent panoramique vertical qui accompagne la chute d’une cascade.

Ce chemin de croix – littéral, avec le crucifix de la future église à transporter qui cause la mort d’un des voyageurs –, exigeant par sa rudesse, fonctionne par le mirage qu’il instaure. Le rêve de récit initiatique se transforme en cauchemar proche du survival ; le cadavre du cheval revenant à plusieurs reprises, ainsi que la présence évanescente d’un volcan sur le point de rentrer en éruption renvoient constamment à l’idée que la mort peut frapper à tout instant. C’est par ce petit jeu que Pálmason arrive à nous toucher, les épreuves rencontrées par Lucas le faisant peu à peu douter de sa propre foi. Son air supérieur, doublé d’un certain esprit colon, sont directement mis en branle par un climat hostile, physique, incarné parfaitement par Ragnar, colosse local et terre-à-terre qui, tant bien que mal, essaie de s’ouvrir aux autres. Un conflit qui prend finalement possession de la narration, laquelle se scinde en deux.

Car au road-movie herzogien – comment ne pas penser à Aguirre à chaque seconde de cette folle entreprise ? – se substitue peu à peu une ambiance de foire humaine fordienne, où la construction de l’église témoigne de toute la complexité de l’être humain. Pálmason troque la froideur distante de la première moitié pour une proximité accrue, laissant entrevoir par les moindres regards, faits ou gestes, de l’attirance, du mépris ou du doute. Il resserre l’ambiguïté autour de deux personnages, les filles du propriétaire logeant Lucas et Ragnar, la plus jeune pouvant passer du danois à l’islandais sans sourciller et l’aînée qui tombe amoureuse du prêtre-photographe, parachevant par là même la remise en question de sa vocation. Car le lyrisme et le romantisme de Godland n’ont rien de religieux, ils relèvent de la Nature, souveraine et imperturbable malgré ses évolutions – le cinéaste a filmé ces mêmes endroits des années durant pour arriver à ce résultat –, qui renvoie finalement les âmes à égalité par le trépas. À ce titre, l’humour noir de Pálmason pointe le bout de son nez, sans jamais tomber dans la cruauté facile. Il agit comme une tape derrière la tête des personnages dès qu’ils se croient supérieurs à ce qui les entoure, à ce qui les dépasse.

C’est là aussi la beauté du geste de cinéaste, lui aussi dépassé en réalité par une histoire qu’il fantasme ici en donnant vie à des photographies anciennes qu’il réinvente. Par cette quête de l’insondable – les captures faites par le prêtre dans le film sont-elles proches des vraies ? –, cet amour du détail et du vraisemblable, Godland tend à toucher du bout des doigts certains mystères de l’existence, de ceux qui traversent les temps et les lieux, là où notre passage humain est insignifiant, voué à disparaître sous les couches de neige, de terre, de vie qui lui succéderont.


Élie Bartin

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