Critique du film N'attendez pas trop de la fin du monde

logo superseven

Par Super Seven

le 26/09/2023

SuperSeven :


Le cinéaste Radu Jude, apparemment nouvelle coqueluche des festivals européen depuis quelques années (Léopard d’argent à Locarno pour ce nouvel opus, Ours d’or à Berlin pour Bad Luck Banging or Loony Porn en 2021, passage à la Quinzaine et à Venise pour deux courts-métrages entre temps), s’affaire à un cinéma a priori bien malaimable. Composites, théoriques, toujours à la lisière de l’expérimentation, ses films affichent toujours de concert liberté de forme, de ton et liberté d’opinion, brassant, ce faisant, un plaisir d’afficher les hypocrisies et les contradictions d’une société roumaine post-totalitaire.

Le dénominateur commun à Bad Luck et N’attendez pas trop de la fin du monde est la régurgitation anarchique d’une vulgarité ambiante, qui planerait au sein de la Roumanie contemporaine. Le premier proposait le procès farcesque d’une enseignante clouée au pilori après la fuite d’images pornographiques la mettant en scène ; dans le second, on suit une assistante de production occupant la majeure partie de son maigre temps libre à parodier l’influenceur masculiniste Andrew Tate sur TikTok, à coup de gueulantes trash-misogynes sous un filtre à s’arracher les yeux. Plus que croquer à nouveau un certain rapport contemporain à la crudité, Jude dispose, en friche, et sur le temps long, bien des thématiques sans s’efforcer de les imbriquer entre elles. L’entreprise narrative du film se résume au bas mot à observer la jeune femme au volant dans la circulation bucarestoise, de rendez-vous en rendez-vous pour le casting d’un spot de prévention contre les accidents de travail. Sur son chemin, tout y passe : exploitation des jeunes actifs dans une société tertiarisée, cohabitation entre les communautés ethniques, chronique méta de la construction d’une image-rhétorique, la prévention servant seulement à laver les péchés d’une grande entreprise.

On sent bien que l’expérience de navigation de cette caricaturiste grande gueule et narquoise, se veut analogue à celle du cinéaste qui, transporté de scène en scène du monde contemporain s’amuserait de tous ses travers sans ordonnancement rhétorique ni supériorité morale. Le procédé est d’autant plus louable qu’il compense le principal défaut du dispositif de Bad Luck : la mise en scène d’une farce punitive pour les faux-culs puritains, sous sa devanture punk et sa fausse subversion satisfaite, se complaisait elle-même dans un discours lourdingue de normativité. Ici, Jude prend le chaos pour maître-mot – chaos de montage, de sons urbains parasites, de superpositions picturales par un noir et blanc numérique ultra-contrasté, auxquels sont raccordés des images de tous supports (captures d’écran de smartphone, extraits d’un film des années 80 sur une chauffeuse de taxi collés par simple rapport de similarité ; images de visio-conférences, retour-caméra lors d’une scène de tournage etc.). C’est par une discipline godardienne que Jude organise soigneusement son maelstrom, non sans rappeler l’étude d’espace urbain de Deux ou trois choses que je sais d’elle, ici appliquée à la ville de Bucarest, post-industrielle, bétonnisée, carbonée jusqu’à la texture goudronneuse de l’image.

On peut regretter que la facilité narquoise refasse ponctuellement surface au sein de certaines saynètes, notamment lors du dernier acte, très long plan fixe qui documente le tournage du spot publicitaire. Malgré la sophistication technique du procédé, on en revient à l'éternel poncif du conflit verbal qui déroule platement la fracture sociale sans plus de subtilité, et dans un certain contentement – visiblement l’écueil premier du cinéma roumain, après la pénible séquence de démonstration qu’offrait le dernier Cristian Mungiu, R.M.N., dans un style similaire quoi que bien plus grossier.


Mais Jude, dans l’ensemble, aboutit enfin à un réel travail d’impression (et donc de cinéma) plus que de provocation rhétorique. On en veut pour preuve la physicalité d’un film éprouvant dans sa longueur et les excès de ses fantaisies sonores comme de ses digressions de montage, livrant au bout du compte un objet sensoriel des plus originaux.


Victor Lepesant

jude image.webp