Critique du film Ferrari

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Par Super Seven

le 05/09/2023

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Dans le calme de la commune de Castelvetro, à quelques kilomètres de ses usines, Enzo Ferrari se réveille en embrassant sa maîtresse Lina Lardi et son fils caché, Piero. Il sort de la grande maison, sous le chant des oiseaux, pour prendre place là où il se sent le mieux : dans une voiture de sport, près du bitume. Le montage s’accélère alors pour voir toute la maîtrise dans ses gestes ; il n’y a aucune erreur dans sa conduite. Du levier de vitesse au volant, une mécanique répétée des centaines de fois se dessine. Les bases sont posées, pas de doutes : il s’agit d’un film de Michael Mann.

Huit ans après l’échec, aussi bien critique que commercial, de Hacker, le cinéaste américain revient aux affaires en s’attaquant aux trois mois de l’été 1957 de la vie d’Enzo Ferrari, entre un fils caché, un mariage de façade et une entreprise. Une vie tumultueuse, nourrie d’un conflit dans la sphère privée : d’un côté une maîtresse aimante et et de l’autre sa femme, Laura Ferrari, névrosée ; sa première apparition à l’écran est équivoque, un tir de revolver qu’elle regrette d’avoir raté. Chacune envie l’autre. Lina rêve de donner le nom de Ferrari à son enfant et de ne plus vivre cachée, tandis que l’épouse, campée par une Penelope Cruz habituée à ces rôles de femmes au caractère bien trempé, jalouse le bonheur familial dont jouissent les habitants de la maison de Castelvetro. La relation avec cette dernière, dont il dit volontiers qu’elle est davantage une collaboratrice qu’une amante, n’a plus rien de romantique, quelque chose s’est brisé depuis la mort de Dino, leur unique enfant. Leurs discussions ne tournent qu’autour d’une vente possible de la marque et finissent en disputes suivies de parties de sexe brutes, vides, désintéressées. Lorsqu’il dépose des fleurs sur la tombe de son défunt fils, il s’y rend seul, sans Laura qui ira de son côté. Après un petit discours, il s’effondre, la tête dans ses mains, signe d’un homme faillible. « Il Commendatore » comme l’appellent ses collaborateurs n’est pas la figure charismatique et insubmersible qu’il est devant eux, c’est avant tout un père déchiré, meurtri mais surtout esseulé.

Là où Enzo se sent le mieux, c’est près de la route, des vrombissements de moteur, de l’asphalte. C’est près des voitures dépassant les limites physiques, risquant leur vie pour gagner quelques kilomètres par heure. Cette communion entre l’homme et la machine trouve un écho dans un montage alterné, où un test sur circuit de voiture pour une course prochaine se superpose à une messe. Au son de la voix de l’ecclésiastique s’ajoute progressivement les bruits d’un moteur et de chronomètre, le tout agrémenté d’une musique quasi opératique, faisant de ce simple tour de piste un véritable moment de foi pour Ferrari. Rien d’étonnant quand on sait que Mann compare la vie d’Enzo à un grand opéra héroïque, en l’occurrence La Traviata de Giuseppe Verdi. C’est donc sur la route que le personnage joué par Adam Driver, absolument impeccable comme à son habitude, est le Commandant. Mais la réalité du monde des affaires le rattrape très vite. Lors d’une discussion avec son comptable, celui-ci lui évoque la forte probabilité de banqueroute de Ferrari s’il ne vend pas plus de voitures. En effet, les recherches d’ingénierie liées aux courses coûtent beaucoup trop cher. Or, pour le constructeur, la vente n’est qu’un moyen et pas une finalité. Le moteur de sa vie, ce n’est pas l’entreprenariat mais bien l’artisanat. C’est un homme issu des classes ouvrières, qui « a construit cela de ses propres mains », il n’a donc que peu d’intérêt pour les velléités capitalistes. Pourtant, en homme malin qui a su grimper l’échelle sociale, Enzo comprend le système et se l’approprie. Ainsi, il se sert d’un journaliste pour monter une fausse vente à Ford et attirer l’attention de Fiat, qui lui garantit de l’argent mais surtout l’indépendance, qui n’a pas de prix pour le personnage mannien. Les questions capitalistes qui freinent les désirs compétitifs sont une récurrence de ses films, où les personnages sont toujours tiraillés entre la vision d’un horizon de richesse et l’amour du travail fait parfaitement. On repense ainsi à son départ durant l’introduction à Castelvetro, ces gestes de conduite qu’il maitrise et affectionne tant. Lorsque ce n’est pas lui derrière le volant, il scrute le circuit, se rend à l’usine, dessine des plans. C’est évidemment le chef d’entreprise mais de son entreprise. Il prend soin de chaque véhicule, comme lorsqu’il veille à ce que le légendaire logo jaune soit présent sur chaque photo. Il refuse d’augmenter drastiquement la quantité de véhicules pour pouvoir veiller au grain sur chaque composant.

C’est d’ailleurs dans une scène en apparence anodine mais particulièrement touchante que cette pensée devient évidence. Lorsqu’Enzo cherche à améliorer les moteurs de son véhicule de course à table dans sa maison à Castelvetro, son fils lui demande des explications sur le fonctionnement de l’engin. À la fin de la discussion, le père résume en une phrase ce à quoi il consacre sa vie « Les choses qui fonctionnent le mieux sont souvent les plus belles ». De la carrosserie au moteur, chaque pièce est un moyen d’expression supplémentaire pour Enzo Ferrari. Là où il ne trouve que difficilement les mots face aux femmes qui composent sa vie, il peut se mettre à parler des heures d’ingénierie et de mécaniques. Il suit la longue lignée des protagonistes des films de Michael Mann, de Frank dans Thief à Nicholas dans Hacker en passant évidemment par Neil dans Heat ; des hommes dont leur travail compose toute leur vie, toutes leurs pensées, tout leur être. Howard Hawks n’est pas forcément loin, lui aussi grand adepte du cinéma des professionnels, mais chez Mann, le personnage n’est pas un professionnel, c’est un expert. Un homme qui dont l’essence même est d’être le meilleur, une légende dans son domaine. Enzo Ferrari en est presque la version ultime, un homme dont le nom est déjà synonyme de ce qu’il fait. Entre l’homme et son travail, il n’y a plus de frontières, ses faits et gestes ne sont filmés et mis en scène qu’en regard de la perfection espérée.

En un sens, Ferrari se révèle en quelque sorte être le cousin de Le Mans 66. La filiation est évidente quand on sait que Mann en est le producteur, après avoir été longuement évoqué comme réalisateur. Cependant, consciemment ou non, Le Mans 66 porte déjà en lui les germes d’un film profondément mannien. Enzo Ferrari y est mentionné mais Mangold se concentre sur ses concurrents, Ken Miles et Caroll Shelby, qui rafleront les 24h du Mans cette année-là devant Ferrari, avec des voitures Ford, pourtant étiquetées comme des voitures familiales. Lors de leur victoire sur le mythique circuit français, Enzo Ferrari jette un regard d’approbation à Caroll Shelby, puisqu’il sait que leur vision du monde automobile se confondent plus qu’elles ne s’opposent. Ce simple plan agit comme un pont évident vers le « biopic » sur l’industriel italien. Un amour commun pour la vitesse, le dépassement de la limite personnelle, la compétition. Le Ferrari de Mann l’exprime encore plus frontalement en amont de la course, où le désir de victoire est bien plus fort que la peur de la mort. Un léger travelling avant sur lui lors de son discours avant la course amplifie un sentiment d’absolutisme qui entoure son personnage. Cela amène une nouvelle mise en scène, bien plus nerveuse, centrée sur la Mille Miglia.

Si les 360 tours de la course française de 1966 sont impressionnants, les passages empruntés par les participants de 1957 semblent irréels. Le parcours mêle routes de campagne et passages étroits dans les rues, où les pilotes ne se préoccupent même plus de la dangerosité. Les nombreux plans rapprochés sur le bitume, les roues et carrosseries sont totalement asphyxiants, sauf pour les pilotes qui semblent imperturbables. Leur instinct de compétition s’étend même à l’écurie, au sein de laquelle la concurrence fait rage. Dans une récente interview à Variety, peu avant le début de la Mostra, Michael Mann déclarait « Je ne pense pas à la mort, je suis bien trop occupé pour ça ». Un reflet de l’ambition de Ferrari mais également de toute sa filmographie. Son Enzo a 59 ans et Michael Mann projète en lui tout ce qu’il est : un homme impossible à arrêter dans son travail, dévoué à ce dernier et qui n’aura de cesse de chercher la perfection là où elle peut être trouvée.


Nicolas Macé

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