Critique du film Faux Semblants

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Par Super Seven

le 04/11/2023

SuperSeven :


Faux Semblants ; Vrais mystères


La filmographie passionnante de David Cronenberg peut grossièrement se diviser en deux catégories d'oeuvres : celles qui explorent de fond en comble la corporalité, prenant la forme d’étranges fables horrifiques emblématiques du body horror (La Mouche, eXistenZ, dernièrement Les Crimes du Futur…), et celles ancrées dans un monde plus « réaliste », qui s'intéressent avant tout à la psyché souvent sordide de ses personnages (on pense alors à Spider, Maps to the Stars, Crash, A history of Violence…).
C’est pourquoi Faux-Semblants sort du lot, en étant une sorte de chaînon manquant fascinant et dense. D’abord par son récit malsain, en ce qu’il dégage une ambiance à la lisière du fantastique tant elle est troublante, mais aussi par son aspect horrifique des plus efficaces, malgré une dimension très humaine et terre à terre qui ne verse jamais dans le gore ou la terreur pure ; l’acier des instruments chirurgicaux remplace les traditionnelles compositions organiques des objets de son cinéma, provoquant tout de même un dégoût similaire.

Jeremy Irons jouit ici d'une partition de choix, puisqu’il interprète deux frères jumeaux parfaitement identiques, mais aux personnalités présentées comme antagonistes (ou complémentaires ?). Ainsi, tout repose sur de très subtiles variations d’expressions faciales, postures et prononciations pour, au choix, nous faire distinguer les deux frères ou bien nous tromper sur l’identité de celui à l’écran — de la même manière qu’ils s’amusent à tromper leur entourage. Car malgré leurs différences, Beverly et Elliot sont les deux faces d’une même pièce — relecture à peine masquée du Dr Jekyll et Mr Hyde : ils partagent ainsi le même métier, les mêmes femmes et les mêmes souffrances. Ils sont d’ailleurs à plusieurs reprises désignés comme « siamois », preuve s’il en fallait de leur lien extrêmement puissant.

Cette expression ramène d’ailleurs à l’idée de physicalité dans le cinéma de Cronenberg, qui s’exprime ici au travers des deux corps d’un seul acteur, bien souvent (littéralement) mis à nu dans ce qui s’apparente par moments à une lutte de domination bestiale sur l’autre, d’autres fois à un retour à l'état primaire de nouveau-né voire de foetus, incapable de vivre sans lien à l’autre (la profession de gynécologue des deux frères n’a rien du hasard). Un motif tout à fait freudien se dessine alors dans leur relation ; comme ils n’ont jamais su se défaire de cette symbiose créée dans le ventre maternel, ils couchent avec les mêmes femmes afin, peut-être, de ressentir et fantasmer un retour à la proximité des plus intimes avec l’autre.

Comme souvent chez le cinéaste, la gestation, la maternité (la femme qui sème le trouble chez les deux hommes les consulte initialement pour un problème de fertilité), et plus largement le domaine médical, ou du moins scientifique, sont de la partie. De Shivers à A dangerous method, en passant évidemment par La Mouche, Crash ou Spider, il explore tour à tour les maladies infectieuses, la psychanalyse, la traumatologie ou la recherche scientifique, de sorte que son cinéma prends les atours d'un essai clinique au sein duquel il décline les expériences pour provoquer différentes réactions chez ses sujets. L’oeuvre cronenbergienne est ainsi plus à voir comme une arborescence qu’une ligne continue, et Faux Semblants y est un élément de la souche.

Et le fond direz-vous ? Est-ce si pertinent de s’y plonger répondrai-je. L'approche glaciale de Cronenberg a ceci de beau qu’elle laisse les champs de réflexions plus qu’ouverts, tout en traçant une conclusion. Sa rigoureuse démonstration ne vise-t-elle finalement pas à nous prouver que le corps, la bestialité reprendront toujours le dessus sur l’esprit ? Les deux brillants jumeaux voient leur carrière détruite par leurs conduites dangereuses — mais instinctives —, et la seule manière pour eux de briser cette balance trop parfaitement réglée, qui conduit l’instabilité d’un côté à la moindre perte d’équilibre de l’autre, est de retourner au chaos total.


Pauline Jannon

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