Par Super Seven
SuperSeven :
Ecrivain, réalisateur, poète, journaliste, acteur, compositeur… Difficile de dénombrer exhaustivement l’ensemble des casquettes portées par Pier Paolo Pasolini. Empruntons alors ses mots pour décrire sobrement l’homme : un intellectuel de gauche.
Et comme tout bon intellectuel de gauche qui se respecte, la pierre angulaire des œuvres de Pasolini, qu’elles soient littéraires ou cinématographiques, est bien son regard sur la société, et en particulier le déterminisme social qui l’anime. Alors, même si la fiction lui permet d’aborder ces questions sans limites à son cynisme et sa provocation légendaires, la forme documentaire parait un support incontournable pour venir nourrir ses réflexions.
Outre ses documentaires servant de matière à la préproduction de ses fictions, et ceux à la dimension anthropologique qu’il est allé tourner sur d’autres continents, c’est chez lui, en Italie, que Pasolini trouve son sujet le plus passionnant : le rapport de tout un peuple au sexe.
Dans Enquête sur la sexualité, il parcourt en effet le pays de long en large pour aller poser plus ou moins crûment des questions aux passants sur leur rapport à la sexualité. La pornographie, l’homosexualité, le plaisir … tous les angles sont attaqués, laissant ainsi aux personnes interrogées des sourires tantôt gênés, tantôt frimeurs, et passant parfois des réponses les plus primaires et instinctives à des discours bien plus élaborés. Le réalisateur – et ici interviewer – offre à travers ces entretiens un réel numéro d’équilibriste, puisqu’il parvient à toujours rester bienveillant envers ses sujets, tout en distillant ça et là de grandes pointes de cynisme ; par exemple, il rentre dans le jeu de personnes « dégoûtées » par les relations entre personnes du même sexe, alors que sa propre homosexualité était de notoriété quasi publique. `
Il faut dire que la place de spectateur moqueur est ici assez facile, étant donné que nous avons le recul nécessaire pour alimenter nos opinions avec un esprit plus ouvert qu’autrefois. C’est peut être là le risque que prend Pasolini avec ce documentaire : alimenter les moqueries d’une classe supérieure envers un public assez peu averti, encore très ancré dans la tradition et/ou la religion et peu intéressé par des réflexions sociétales. D’ailleurs, les interviews de passants sont entrecoupées de séances de discussions entre Pasolini et d’autres intellectuels italiens (poètes, journalistes, écrivains et autres artistes à la pensée politique forte), qui réalisent une analyse en direct des entretiens réalisés. Leurs commentaires nous guident pour mieux saisir la situation de l’Italie de l’époque, et Pasolini parvient finalement à contourner, toujours avec audace, le danger de s’inscrire dans une posture de poseur jugeant la plèbe en manque d’accès à l’information. Ce n’est en réalité pas si étonnant de sa part, lui qui a toujours tenu à ne pas sombrer dans la condescendance, notamment grâce à l’autodérision dont il fait preuve. Pasolini révèle en effet dans certains de ses écrits (par exemple le recueil de poèmes Qui je suis), sa crainte de manquer de légitimité dans sa lutte sociale, du fait de sa condition plutôt aisée.
Le film est donc à prendre non seulement comme un recueil amusant de témoignages sur un sujet qui peut embarrasser, mais aussi et avant tout comme un reflet de la société italienne et des fractures qui la parcourent. Voyez la nette différence entre les réactions des classes prolétaires – plus facilement outrées par ces questionnements, et dont les réponses sont entre la honte et le simplisme –, et celles des classes bourgeoises, qui ont un regard plus critique sur les mœurs de leur temps. Pasolini ne se contente pas d’une différence de statut social entre les personnes qu’il interroge ; il prend aussi soin de s’intéresser aux différences géographiques du pays. Au delà du simple déterminisme de classe, il nous place en témoin de la fameuse « fracture nord/sud » italienne. Terme employé pour aborder les inégalités territoriales à une échelle mondiale, il est particulièrement adapté à la situation italienne, où le clivage entre les deux régions reste encore aujourd’hui majeur ; le sud est en retard en termes d’économie, d’emplois, de développement, et c’est à travers la parole de personnes rencontrées dans la rue, et questionnées sur un sujet semblant trivial, que se dresse le portrait d’une Italie morcelée.
Au rythme de parties distinctes qui permettent au réalisateur de se renouveler dans ce dispositif pouvant autrement paraitre redondant, on observe une réelle invitation de Pasolini à ne pas se contenter de la première couche de lecture amusante, et plutôt à remettre perpétuellement en question tant ses intentions que notre jugement des réponses. La forme documentaire est donc très adaptée à cette démarche, et rejoint l’idée de départ de cet article, à savoir que Pasolini a su tirer le meilleur de ce que le genre avait à lui offrir, posant une réflexion sociétale à plusieurs échelles au travers d’un contenu ludique. Enquête sur la sexualité s’impose donc comme un modèle de ce que peut raconter le documentaire de plus que la fiction, et nous remercions au passage Carlotta Films pour la ressortie de ce film singulier, d’abord au cinéma, et, bientôt, en version physique.
Pauline Jannon