Critique du film El Conde

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Par Super Seven

le 04/09/2023

SuperSeven :


Suce Session


Deux ans que Pablo Larraín n’était pas venu au Lido. En 2021, c’était avec Spencer, horrible biopic exagéré sur la Princesse Diana, honoré chez nous par une sortie sur Prime Video. Ironiquement, c’est par Netflix qu’il revient en compétition avec El Conde, une incursion dans l’horreur comique.

D’emblée, le cinéaste pose les bases lunaires de son univers en attaquant par un prologue au révisionnisme historique (sans-)culotté : Augusto Pinochet, né Claude Pinoche et vampire depuis toujours, était un soldat de Louis XVI, qui a fui l’autorité lors de la fameuse décapitation 21 janvier 1793 — en prenant le temps de lécher le sang de Marie-Antoinette sur la guillotine et, accessoirement, de voler sa tête — jusqu’à son arrivée au Chili, lieu où « il n’y avait pas de roi, et que le pouvoir était à prendre ». La suite, on la connaît : son règne de trente ans (tantôt président, tantôt sénateur honorifique) d’oppression a marqué le pays, jusqu’au référendum de 1988, que Pablo Larraín mettait déjà en scène en 2012 avec NO. Il est temps pour Pinoche(t) de disparaître mais… comment s’enfuir quand on est immortel ?

Ainsi, dans un présent alternatif (jamais daté, sauf quelques mentions antérieures), l’ex-dictateur cherche réellement à mourir. Sa chasse pour le sang et les corps ne s’arrêtent pas pour autant, dans des segments qui convoquent autant The Big Lebowski (Pinochet volant à travers la ville) que les films de Dario Argento (du gore graphique mais montré de manière ludique). C’est la première fois que Larraín s’attaque frontalement à la figure de Pinochet et la met en scène, du moins principalement et incarnée de manière fictive. De son charisme — supposé, tant le film est du point de vue de celui-ci —, le cinéaste utilise l’horreur à bon escient, en montrant effectivement des actes crasses et durs, pour mieux faire écho à ce qui fût banalisé sous son régime. Néanmoins, la véritable présence vampirique repose dans la famille du dictateur : sa femme veut la vie éternelle mais pas à ses côtés et ses enfants réclament l’héritage — entièrement constitué de détournements d’argent public — en littéraux suceurs qu’ils sont. El Conde bascule alors dans ce qu’il a sûrement de plus amusant (mais non pas foncièrement et frontalement drôle), une grande parade de conflits familiaux et de coups foireux qui ne seraient pas sans rappeler Succession. Mais, là où dans la série de Jesse Armstrong, les Roy cherchent le pouvoir, les Pinoche(t) ne sont là que pour l’argent du compte bancaire. Le paradoxe tient en réalité à ce que, sans le savoir, dans leur immense tendresse, certains des enfants cherchent à réaliser le souhait le plus cher de leur père.

L’excès fait partie intégrante du cinéma de Larraín, notamment dans sa veine des biopics de figures historiques, jusqu’à virer au ridicule et, parfois, au dégoût — Jackie s’en sortait plutôt indemne à ce niveau, mais Spencer non. En se recentrant ouvertement sur un style comique et presque parodique, il trouve là une forme qui pourrait emmener son style (faussement) opératique vers quelque chose d’assez jouissif, malheureusement non pas sans verser dans le trop-plein. El Conde part dans beaucoup de directions : le burlesque, la satire politique, l’horreur… et la satiété qui accompagne cette effervescence ne tarde pas à apparaître.

Un jeu, plutôt ludique en apparence mais plus profond qu’il n’y paraît, prend tout de même place : Pinochet est souvent mis en face de ses exactions, malgré l’adoption de son point de vue. Il discute des actes horribles de torture de dissidents qu’il faisait (faire), qu’il adorait mais quant auxquels il semble peut-être exprimer le plus petit des regrets.
C'est le point de départ de la dimension politique du projet, qui prend en ampleur par la narration en voix off anglaise — alors que l'espagnol est la langue principale — pour rappeler l’empreinte universelle du dictateur sur le Monde… Mais surtout sa proximité avec le Royaume-Uni de Margaret Thatcher, qui a son importance ici dans un autre cas de révisionnisme historique improbable. Le Royaume-Uni l’a accueilli seize mois, l’a arrêté mais ne l’a jamais rendu coupable de quelconque crime, à leurs yeux. Ce manque d’égard prend tout son sens du côté du Chili : dans une scène où le vampirique Pinochet déambule dans son ancien palais, il se lamente sur l'absence de statue en son honneur. Compréhensible, certes, mais contradictoire avec l’approche fantastique d’El Conde. L’incarnation immortelle du dictateur n’est pas compliquée à déchiffrer : l’empreinte de Pinochet — qu’elle soit révolue est une chose — ne quittera jamais son peuple et l’histoire du pays. Alors, avec l’approche littérale d’un Pinochet agissant dans son intérêt et dans l’ombre pour survivre — tel ses actes survivant par l’Histoire et ses mouvements –, par moyens sanguinolents et égoïste, Larraín ne nie pas la monstruosité : il s’en amuse, et, fait rare, nous aussi !

Une scène résume à elle seule toute cette ironie : une femme s’étant vue attribuer la vie éternelle — après avoir dédié sa vie à l’Église — est légère, flotte et découvre les joies de toucher ciel et terre pour la première fois de sa vie. Pinochet, lui, regarde, impuissant, incapable de voler à cause du poids de ses actes passés.


Pierre-Alexandre Barillier

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