Critique du film Edvard Munch, la danse de la vie

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Par Super Seven

le 21/11/2022

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Edvard Munch, la danse de la vie, sorti en 1973 est le dixième film de Peter Watkins qui, bouleversé par l’œuvre du peintre mais faute de producteur, a mis cinq ans à concrétiser cette envie.

Prenant la forme d’un faux documentaire, comme s’il avait été tourné en hommage à la mort de l’artiste, le film donne une impression de récit contemporain. Une voix off, retraçant sa vie, le commence et le traverse, avant d’être mêlée à de nombreuses interviews où des regards caméra om- niprésents témoignent d’une gêne de parler devant la caméra. Des scènes de son enfance, des moments-clés de son existence sont également reconstitués mais sans jamais déborder d’un cadre très intimiste. À nous perdre entre documentaire et fiction, reconstitution historique et visages qui nous regardent, Watkins semble nous signifier que le passé n’est pas un spectacle, traduisant une volonté rare de ne pas romancer, ni enlaidir, une époque ancienne. Le passé est simplement un morceau du présent, et il ne faut pas le présenter autrement. C’est grâce à cette compréhension du temps qu’une histoire datant d’un siècle donne le sentiment d’être filmée en direct. C’est d’ailleurs également cet entremêlement entre passé et présent dans les tableaux de Munch qui fascine tant Watkins : par exemple, La Mort dans la chambre de la malade (1893) dans lequel il peint la mort de sa sœur, survenue lorsqu’il était enfant, mais avec l’âge qu’ont ses frères et sœurs aujourd’hui, donc adultes. Il s’attache à reproduire cela, en tant que cinéaste, en remontrant tout au long de la vie du peintre des expériences passées.

De plus, comme tout film sur la peinture, Edvard Munch pose une question essentielle : comment filmer une œuvre d’art ? La proposition de Watkins est ici particulièrement impressionnante, car il réussit l’exploit de filmer comme Munch peint, c’est-à-dire qu’il se sert des moyens propre au cinéma – notamment le montage et les gros plans – pour nous faire sentir la même sensation que ses tableaux. Il y a donc moins une fidélité aux œuvres, à la chronologie, qu’une fidélité à l’intention. C’est un film anti-pittoresque dans la forme, qui nous met principalement en présence des peintures de l’artiste. En effet, la volonté de Munch, que nous décelons assez vite, est de peindre l’intériorité des hommes et leur isolement dans cette intériorité, c’est-à-dire l’incommunicabilité des sentiments profonds de notre existence. Or, le montage est ce qui permet de retranscrire les tribulations de l’âme du peintre et les sentiments qu’il dépeint. Le rendu final est alors très saccadé, composé de scènes courtes qui représentent une expérience, une personne, un instant vécu ou encore un tableau peint par Munch.

Lorsqu’il est enfin exposé, Munch réalise que la conjonction de ses tableaux mis les uns à côté des autres dans une exposition leur donne un sens nouveau. Il décide donc de peindre une « frise de la vie », volonté que ce long-métrage met en application. Des plans de différents tableaux, de vie (passé et présent) sont montés et remontés bout à bout de sorte que, sans avancée chronolo- gique notable, une évolution, due à la nouvelle conjonction des tableaux, apparaisse. Ce procédé nous amène à changer le regard que nous portons sur un tableau en fonction des nouvelles associa- tions. Watkins choisit ainsi un angle inhabituel des biopics de peintres, donnant à voir (voire à sentir) les œuvres plus que la vie de l’artiste, en portant un regard qui nous dévoile ce qu’il y a derrière ou au-delà de ses tableaux. L’émotion qui en ressort est une émotion aussi forte qu’en présence de ceux-ci. Edvard Munch s’inscrit dès lors davantage comme une re-création plutôt qu’une re-constitution ; il privilégie la renaissance des sensations à celle des situations.
Cette re-création passe par un cinéma spirituel, qui nous fait sentir du non palpable – Watkins représente des sentiments enfouis en l’homme (en Munch et en nous) –, mais aussi cinéma matériel, en ce qu’il insiste sur le travail dans la matière. Le bruit du pinceau sur le tableau, le creusement dans le bois se font clairement et longuement entendre, et Watkins rappelle alors que le privilège de l’art est l’inscription de la vérité (de l’esprit) à même le sensible.

Au cours de sa carrière, Munch finit par s’intéresser à d’autres types d’art tels que l’impression, la gravure, et il semble remettre en question sa pratique artistique à l’aune de la reproductibilité technique. Un tourment partagé par Watkins qui, s’il imprime l’œuvre de Munch sur la pellicule,
se demande quelles en sont les conséquences. Il y a, évidemment, une volonté de réhabiliter et de toucher par la diffusion. Mais nous pourrions aller encore plus loin en convoquant Walter Benjamin, qui oppose l’attitude adoptée devant un tableau et devant un film en soulignant que le cinéma met fin à une attitude trop contemplative, et qui exige une certaine culture préalable, au profit d’une attitude accessible aux masses, une attention stimulée par la distraction. Si la réalité n’est pas aussi tranchée, ce prolongement de Munch, qui offrait déjà un art requérant moins la contemplation que la fouille en soi-même, parait poursuivre la fin de l’art bourgeois amorcée par lui-même.

Watkins réussit donc brillamment son entreprise en choisissant toujours les formes les plus pertinentes pour illustrer les idées de Munch, ce qui témoigne d’une compréhension profonde de l’artiste, ou, du moins, d’une appropriation si juste que seul quelqu’un ayant saisi l’essence de l’art de Munch pouvait réaliser.


Léa Robinet

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