Par Super Seven
SuperSeven :
La réalisatrice d’Innocence et Evolution revient avec un nouveau récit d’enfance captive qui recèle des spectres enfouis. Or, c’est dans un roman, Earwig, de Brian Catling, paru en 2019, que Lucile Hadzihalilovic a trouvé son objet de fascination.
Fascination, car en effet, dès l’ouverture, Earwig est une invitation à se draper dans un générique au lent défilement, sur un thème lancinant, puis dans le temps étiré d’un quotidien : celui d’un homme, Albert Sellnic, et d’une petite fille, Mia, dont il a la charge. Cette mise en place à la lenteur appesantie (qui contamine toute la première heure), frappe par sa précision descriptive, abasourdit le spectateur de son étrange charge poétique. Sur ordre de ses maîtres, qui lui téléphonent quotidiennement, Sellnic loge et nourrit Mia, mais se charge surtout de recueillir sa salive à l’aide d’un gros appareil métallique, pour en faire une dentition de verre que porte ensuite la gamine édentée.
Le film est d’abord la contemplation d’une langueur angoissée, tout cela dans l’ambiance poisseuse d’une maison vide et d’un entre-deux-guerres cauchemardesque. On sait que Mia est préparée pour un départ futur, mais Hadzihalilovic épure l’œuvre de toute narration dans sa première partie pour se concentrer sur la matérialité du quotidien : la fixité de l’ennui, le geste et sa répétition, les sons. Par là il faut souligner l’extraordinaire travail de bruitage qui fait que chaque craquement de cette vielle maison, chaque tintement des verres dans une armoire s’ajoute au corps d’une ambiance sonore qui semble préexister au reste.
Tout Earwig prend racine dans le soin accordé à l’observation des textures – le métal, la chair meurtrie des gencives, le verre – qui bruissent au rythme méticuleux des gestes mécaniques des deux protagonistes. À ce compte, la première moitié est un Eraserhead très bressonnien, qui laisse supposer un trauma enfoui en sous-texte de cette image d’enfant captive en défaut d’oralité.
Or, si une rupture narrative s’opère à mi-parcours du métrage, c’est pour épaissir un peu plus le mystère qu’il distille dans son sillon. Sellnic rencontre un homme-mystère omniscient (lui, ersatz de Robert Blake dans Lost Highway) dans un pub, puis, ivre, blesse malencontreusement la jeune serveuse à la joue. Pendant sa guérison, elle est prise sous son aile par un nouvel inconnu, dandy interprété par Alex Lawther. Ce doublement du rapport de soin face à l’oralité blessée est, sur le papier, un revers intéressant, mais son exécution ne dépasse jamais la puissance évocatrice des images séminales qui irriguent le début. Hadzihalilovic fait bien moins cas de la blessure et de l’environnement de ce nouveau couple, comme si le film s’ordonnait d’être enfin écrit – au contraire d’une première partie purement descriptive – et ce, au détriment de la texture. C’est malheureux.
Il faut attendre le climax pour retrouver la même puissance graphique et symbolique, ainsi que des pistes de compréhension d’une diégèse (la possible folie d’Albert) qui aura disserté très peu mais évoqué beaucoup. Il y a le spectre de la guerre qui rôde dans ces personnages de vétérans meurtris, le deuil d’une famille puis la paternité reniée dans un soin mécanique à l’enfant. Et par extension, sans doute, une généalogie du traumatisme dans la meurtrissure buccale – stade indépassable pour cette figure enfantine muette. Cet imaginaire néo-gothique se cristallise dans une séquence directement empruntée à Nicolas Roeg (Ne vous retournez pas), où la petite Mia en imperméable rouge se laisse plonger dans un lac sous les yeux de son père. Elle n’a pas l’air désespérée mais dysfonctionnelle, démantelée puisqu’elle porte sur ses épaules, telle la Mouchette de Bresson (à nouveau), la misère de toutes les générations qui la précèdent.
Victor Lepesant