Critique du film Drive-Away Dolls

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Par Super Seven

le 04/04/2024

SuperSeven :

Moitié Coen, cent pour cent gens bons

Depuis quelques années – 2018 précisément, avec Buster Scruggs –, les Frères Coen ont pris des chemins différents. L’un s’est attelé, avec plus ou moins de réussite, à son adaptation de Macbeth et l’autre s’est plutôt fait voir au théâtre, malgré un premier essai dans le documentaire avec Jerry Lee Lewis: Trouble In Mind. Pourtant, Ethan n’en a pas fini avec le cinéma et revient déjà avec sa première fiction en solitaire, Drive-Away Dolls, pour l’écriture de laquelle il remplace son frère Joel par Tricia Cooke (monteuse de quelques-uns des films de la fratrie – de celui-ci également –, et femme d’Ethan Coen). Même s’il n’y a là qu’une moitié du tandem habituel, le territoire arpenté est terriblement familier.

Drive-Away Dolls s’inscrit en effet dans les pas d’Arizona Junior et The Big Lebowski, sans oublier les principales inspirations du couple, la série-B et la sexploitation. Il s’agit là de partir d’une histoire ordinaire (ou presque) et la raconter avec extravagance, sans craindre la « bizarrerie ». Au montage, le réalisateur et Tricia Cooke insèrent (jusqu’à l’outrance) notamment des crash-zooms et des transitions de scènes dignes des plus belles vidéos gaming circa 2011 et bien d’autres variations d’une post-production marquée et référencée vers ce cinéma très fauché que Coen et Cooke aiment tant. Par exemple, de nombreuses scènes (surtout celles à caractère comique) se terminent abruptement avec un son (un moteur quand elles prennent la route, un verre brisé pour marquer la présence d’"action"...) et la suivante est introduite par un volet rapide, une image qui s'agrandit progressivement. Un spectre de transition qui irait de la première trilogie Star Wars à That '70s Show, finalement. Les couleurs presque sursaturées de sa photographie, qui mettent beaucoup à l’honneur les décors et les costumes du film, aident aussi le spectateur à plonger aveuglément et facilement dans un cinéma kitsch et très marqué peu mis en avant aujourd’hui, et surtout avec un grand nom et une major derrière.

Derrière cet enrobage que l’on pourrait trouver cynique et fatigant, se cache une sincérité et une tendresse désarmante. Le récit est basé, en majeure partie, sur les souvenirs et expériences de Tricia Cooke – elle-même queer – dans les années 90 (le film se déroule en 1999) et il s’agit, par la forme, d’embrasser ces ressentis d’antan. Dès lors, c’est peut-être l’introduction qui semble le plus hors propos : un pastiche ultra-stylisé du film noir qui, évidemment, se retrouve parodié sèchement d’un revers de main et d’un tire-bouchons bien placé. Ethan Coen montre qu'il peut (évidemment) faire un film (néo)noir — on l'a déjà vu plusieurs fois : Barton Fink, Blood Simple, Miller's Crossing... — mais, en éliminant instantanément un sérieux qui s'installerait avec cette histoire de mallette importante par une fin bouffonesque, cela permet, déjà, de voir que toute cette intrigue n'est qu'un prétexte au rapprochement des deux femmes et que le film noir agit en trompe l’œil. On reconnaît là les traces d’un scénario écrit à la fin des années 90 (et sûrement peu retouché entre-temps), dans la lignée d’un Pulp Fiction dont Coen et Cooke se veulent l’antithèse en imaginant ce qu’il y a dans la mallette de Ving Rhames, tout en décidant que son contenu n’a qu’une importance narrative, en ce qu’il servira aux jeunes femmes.

C’est là qu’intervient le duo campé par une excellente Margaret Qualley et la révélation Geraldine Viswanathan, entre découverte de soi et amusement potache. S’il est souvent question d’une sexualité débridée (au moins pour l’une des deux), la relation de ces femmes — entre elles ou avec d’autres — n’est jamais fétichisée pour mieux développer une certaine acceptation d’une part de soi que l’on ne divulgue que rarement, que ce soit par peur/appréhension ou par l’envie de cacher sa vulnérabilité. Ce voyage d’un État à l’autre sert alors d’introspection pour ces deux amies si contraires, mais il permet aussi de comprendre ce qui les lient. Car, Drive-Away Dolls suit un schéma bien connu : l'une est très réservée, l'autre totalement décomplexée et c'est au travers d'une "aventure" extraordinaire que celles-ci découvrent pourquoi leur duo marche aussi bien – en dehors de leur orientation sexuelle qui semble être la seule chose qu'elles ont en commun et qu'elles vivent très différemment. C'est justement sur cette sexualité, latente au démarrage, que le film cristallise son récit : une sorte d'apprentissage, une passation de l'une pour que l'autre "découvre" — montrée avec beaucoup de douceur, en contraste avec l'enrobage habituel du reste — et cesse de laisser passer une partie de sa vie. On en revient à la fameuse mallette dont le contenu les relie (tant physiquement que métaphoriquement) et à l’idée de prendre en main la suite de cet événement et de leur relation.

Ethan Coen emprunte donc au registre du conte, le faisant ainsi éviter les écueils de citations nostalgiques à tendance sardonique dans une logique d’émulation du passé – difficile de ne pas y voir un geste semblable à celui d’Alexander Payne avec Winter Break. C’est avec amour que Drive-Away Dolls avance par réminiscences. La citation d’Arizona Junior supra n’est pas gratuite : le ton s’en rapproche grandement et les deux criminels foireux (mais attachants) à la poursuite des protagonistes rappelle l’inexpérience totale d’Holly Hunter. Aussi, les quelques transitions psychédéliques avec Miley Cyrus convoquent The Big Lebowski, notamment dans son imagerie hippie et tout cet hommage au genre du stoner movie, le non-sens étant roi, notamment dans son insertion qui semble gratuite et aléatoire. Cette recette est d’ailleurs ce qui fait la force de Lebowski : l’intrication de plusieurs histoires déconnectées et vaines mais qui, ensemble, tiennent une cohérence dans le récit.

Leur brève séparation a ceci de bon qu’elle fait apparaître clairement la personnalité distincte de chaque frère ; le Macbeth de Joel renvoie à leur amour du surréalisme ainsi qu’au sens psychologique de certains opus tels que Blood Simple ou Miller’s Crossing ; Ethan, lui, montre bien avec Drive-Away Dolls qu’il est le comique du duo. On comprend mieux le mariage idéal de ces deux facettes, pour le meilleur (Fargo, No Country for Old Men ou bien encore Barton Fink) comme pour le « pire » (Burn After Reading, La Ballade de Buster Scruggs). Pas d’inquiétudes cela dit, le duo a une bonne dizaine de scénarios qui prennent la poussière sur une étagère et ont même très récemment annoncé leurs premiers pas dans l’horreur à venir, en promettant beaucoup de sang et de plumes. Si l’on ajoute à ça que Drive-Away Dolls serait en réalité le premier volet d’une trilogie de séries B, que Cooke et Coen ont d’ores et déjà écrite et que Coen a pour souhait de réaliser (le second volet est déjà en production !), les Frères Coen ont beau s’être faits rares ces derniers temps mais Ethan, lui, n’est pas près de quitter les plateaux.


Pierre-Alexandre Barillier

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