Par Super Seven
SuperSeven :
Onirisme fabuleux
Au-delà d’une analyse anthropologique potentielle – déjà envisagée pour Antoine Doinel (Les 400 coups, François Truffaut, 1959) – de la figure enfantine pour Domas le rêveur, une lecture plus psychanalytique pointe le bout de son nez pour ce sixième film d’Arūnas Žebriūnas. Un plan fixe sur Domas introduit la première évasion de l’enfant. Le cadre se resserre, les pupilles de l’enfant frémissent, les paupières clignent une première fois (première apparition de la fatigue pour celui qui, peu avant, s’amusait). Coupe, le songe démarre et le monde est désormais teinté d’un rouge-orangé. Plan fixe, zoom et raccord sont les trois procédés utiles à Arūnas Žebriūnas pour opérer un basculement. La caméra ne filme plus un présent anecdotique, quotidien, mais un autre, fantasmagorique.
C’est l’occasion d’y retrouver des signes aperçus dans le générique d’introduction : un avion-jouet qui s’envole, la pêche, le tank (sur la table de chevet du jeune garçon), un cheval (dans le parc), un général-militaire (qu’il rencontre dans ce même parc). Une communicabilité s’installe entre des séquences d’une puissance distinctive : l’une est réelle, l’autre est rêvée. C’est ici qu’intervient, comme fantasmatiquement, l’aspect psychanalytique de Domas. Il en va d’une pensée selon laquelle, s’il y a rêve et désir, ce dernier ne peut être que relié à l’enfance, donc à l’innocence, voire à une certaine naïveté. La communication entre les éléments que l’on retrouve durant toute la période d’introduction se forme dans l’esprit de Domas, à la base de la genèse de chaque désir. La première cohabitation du désir est naturellement l’esprit : avant de devenir manifeste, vécu, il est imaginé. Un des derniers meubles que l’on voit avant de sombrer dans le sommeil est bien cette table sur laquelle reposent communément : lampe, horloge et objet(s) personnel(s) – montre, livre (d’où l’expression livre de chevet), petit jouet, etc. En étant placé sur ce même meuble, le tank de chevet devient à son tour une figure de désir, de fantasme, d’intimité, bref un sujet aux rêves qu’il finit par peupler à échelle “réelle”. Cette arme mobile n’est pas le seul élément traduisant l’aspiration militaire de Domas qui voue une obsession pour celui qu’il appelle “le général”. Lui et ses amis en parlent constamment avant une rencontre finale au gré d’une conversation placée sous le sujet des rêves de l’enfant : jamais les personnages ne seront surpris de l’aspect irréel de la scène, de la rencontre avec le général, acteur des rêves de Domas. Une conclusion idéale où fictif et réel, cette fois, se confrontent directement pour laisser place à un générique onirique, toujours avec ce rouge-orangé où Domas s’enfonce dans les bois avec un cheval. Une première étape, sûrement, avant d’arriver à la consécration du désir, est celle de l’enfance.
Évasion psychique, entre construction et stabilité
Les rêves font partie de la vie des enfants, plus particulièrement celle de Domas, permettant au tangible de subsister au détriment de la psychée. Arūnas Žebriūnas ne distingue pas ces deux perspectives mais les mélange, offrant au spectateur un film oscillant entre fantastique et merveilleux – dans leur sens littéraire. Nous sommes conscients de l’appartenance au monde réel, à une société que l’on vit – bien que dans une autre époque (influence fantastique) –, pourtant le mythe, l’imaginaire, le fantasmagorique ne semblent pas effrayer ni même étonner. Tout ceci est appuyé par la figure paternelle loufoque qui crédibilise ce fantastique, l’encourage même au contraire de la mère, plus pragmatique ; il n’y a qu’à voir comment Žebriūnas fait déambuler l’un et l’autre dans le cadre, entre clownerie et autorité. Pourtant, incarnant un versant plus “traditionnel”, moins fun car plus raisonnée et raisonnable, la mère traduit à sa manière les dérives d’un système qui fait peser les responsabilités sur le dos des femmes pour laisser les hommes s’amuser (et in fine guerroyer). Le cadre scolaire ramène au présent, au tangible, tandis que la présence onirique – le général affirmant que son cheval « broute dans le pré rouge » – reconduit au mythique fabulaire ; le générique de fin intervient justement après cette phrase énigmatique. Pourtant ce contexte éducatif ne plaît pas à Domas qui profite des cours pour se laisser plonger dans les bras de Morphée : lorsque les autres enfants écrivent, Domas, lui, « bat des paupières » (pour citer sa camarade de classe), comme un avant-goût d’un long sommeil agité.
De manière classique, la vie se découpe en plusieurs étapes fondamentales : enfance, adolescence, vie adulte. Trois personnages pourraient en être l’illustration : Domas, Antoine Doinel (spécifiquement dans sa période des 400 coups) et Yeong-ho (Introduction, Hong Sang-soo, 2021). Ce dernier représente le passage difficile à l’âge adulte, avec les responsabilités, les décisions qui s’imposent (doit-il poursuivre son idée de devenir acteur ?) ; Antoine Doinel représenterait caricaturalement l’adolescence, le besoin d’explorer le monde, ses méfaits et ses interdits. Domas, lui, serait le parfait enfant, songeur – et narcoleptique par ailleurs, à la fois visiteur et prisonnier de ce royaume où il erre inlassablement. Chacun de ces films développe un rapport complexe vis-à-vis du présent et du futur mêlant pragmatisme (présent) et absurde (futur) tout en se confrontant aux incertitudes du monde. Le titre Introduction, l’arrêt sur image final des 400 coups et le devenir-militaire de Domas sous-tendent cette idée d’un étrange rapport au temps. C’est dans cette confrontation entre la construction d’un fantasme et la stabilité enfantine que Domas le rêveur s’inscrit, plaçant son personnage à la frontière entre le tangible et le fantasmagorique.
Erwan Mas