Par Super Seven
SuperSeven :
Le voici, finalement, le plus gros bateau, celui de Bruce Tucker qui sillonne les côtes australiennes et propose aux touristes aventureux d’effleurer les requins dans des cages de protection. Observer ce qui s’apparente plus à un vieux chalutier qu’à un véhicule de plaisance laisse déjà quelques indices quant aux bassesses qui s’y trament : la rouille que l’on observe sur le côté de l’embarcation se fait miroir du sang que le même Tucker verse généreusement dans la Mer de Corail, utilisant l’attraction proposée pour nourrir ces squales qu’il chérit. Dans sa bouche, une intention écologique : le requin s’éteint et il est de son devoir de le nourrir. Mais à l’image, et ce dès le premier meurtre qui introduit Dangerous Animals, c’est une forme de sadisme, de plaisir qui se dessine sur le visage de Jai Courtney. Pas de doute, la matrice qu’utilise Sean Byrne est bien celle de la sharksploitation.
Qui dit sharksploitation dit que l’influence des Dents de la mer (1975) n’est jamais bien loin. Byrne n’a pas l’intention de s’en cacher, offrant à son antagoniste le prénom que l’équipe du film de Steven Spielberg avait alors donné au faux requin. Mais cette exploitation, toujours aussi vive, a surtout été une enfant bâtarde : puisqu’il a été impossible de faire mieux, faire pire est devenu une promesse parfaitement tenue. Requins qui crient, qui reculent, mégalodons, cétacés à 28 têtes et autres bestioles venues de la mer qu’on traite avec la même figure monstrueuse, les itérations sont nombreuses pour un seul et unique enjeu : offrir à un public avide de bikinis des corps – souvent de jeunes femmes – broyés sous des mâchoires disproportionnées. Le discours initial, celui d’une Amérique irréconciliable, d’un rejet de l’autre pour préserver un havre de paix noyé dans l’entre-soi bourgeois n’est en rien remplacé par un autre regard si ce n’est celui qui sacrifie toute réflexion sur l’autel d’un divertissement bas de plafond – et de gamme – repompé en boucle. De là à dire qu’il attire les regards d’un public quasi-exclusivement masculin, il n’y a qu’un pas. La gratuité de cette attaque envers les créateurs et spectateurs d’un genre hautement populaire est loin d’être anodine puisqu’elle embrasse le discours immédiat de Sean Byrne.
Car Bruce Tucker n’est pas qu’un psychopathe en série dont l’excitation naît des corps qu’il jette à la flotte après les avoir tailladés (ou directement égorgés) pour que le sang attire son animal favori : il est aussi cinéaste. Armé de sa caméra, les meurtres sont filmés, répertoriés dans la cabine de pilotage pour égayer ses soirées en solitaire. Ses crimes sont pensés, travaillés, millimétrés non pas pour correspondre à l’impulsion d’un moment mais pour s’inscrire dans une œuvre plus grande. Bruce cadre, dirige, demande à ses victimes de ne pas hurler trop vite pour ne pas ternir sa volonté de tension dramatique. Le treuil automatique avec lequel il plonge ses séquestrées dans l’eau fait office d’un lent travelling dont il décide du rythme.
Lorsqu’il kidnappe Zephyr (Hassie Harrison), venue sur les côtes australiennes pour fuir son quotidien, ce n’est pas pour la sacrifier immédiatement mais pour lui donner à voir la mise à mort d’Heather (Ella Newton), enlevée auparavant. Elle qui a assisté au dégorgeage de son ami avant d’être enfermée en cale devient le goûter du jour devant une nouvelle spectatrice. Bruce se sert de chaque victime comme d’un bout d’essai pour la suivante afin d’affiner sa saga d’exploitation. On expose devant une nouvelle spectatrice une première prise, édicte ce qu’elle a de raté dans la manière de crier, de se débattre, ce qu’il faudrait faire pour agrémenter la suite d’un nouveau frisson. Évidemment, avec une ambition aussi pauvrette que de montrer la même exaction, filmée au même endroit mais avec l’espoir d’une légère variante, l’entreprise de Tucker a ses limites. Lui ne s’en soucie guère, plus occupé à observer la chair exposée fumante au soleil australien, à se délecter des hurlements teintés de faux espoirs. Ça lui suffit, et nous retrouvons ainsi le parallèle de la pensée de Sean Byrne quant à la sharksploitation : il n’y a rien à offrir de plus que des morts à la pelle et la sympathique bouffonnerie sanglante n’a d’autre but que de flatter les bas instincts de celui qui la crée.
Mais Sean Byrne ne saurait se contenter de ce cynisme. Il s’agit pour lui d’opérer un détournement de propos sans renier un genre dont le terreau visuel l’intéresse. Il en reproduit même certains schémas : il s’agit bien d’un thriller horrifique, rythmé par les poursuites, où ce qui compte est la manière dont les victimes vont se tirer de leur malheureux pétrin et transformer le prédateur en proie. L’héroïne est féminine, jeune, on joue sur un aspect mystérieux, solitaire et débrouillard, attrayant même. Le requin est bien là, menace invisible attendant patiemment quelque chair à déguster. C’est déjà par cette figure que se crée le décalage. Les mots de Tucker ressemblent à s’y damner à ceux de Matt Hooper (Richard Dreyfuss dans les dents de la mer, qui lui refuse de tuer l’animal mais souhaite juste le chasser hors des mers d’Amity) : “Le requin ne tue ni par plaisir, ni par vengeance, il n’y a pas de dessein machiavélique en lui”. À l’instar du Bruce de Spielberg, victime d’une cabale destinée à l’exterminer pour prouver une supériorité dominatrice, ce requin-là devient ce monstre dévastateur parce qu’un humain l’y force. Il est tout aussi victime que celles qu’il doit dévorer. On revient vers une logique de contrôle où la fameuse chair à déguster ne peut se faire que par l’entremise de l’Homme sans quoi l’animal irait chercher ailleurs. Durant les attaques, aucun plan ne vient de sous la surface : la barbarie, lorsqu’elle a lieu, s’observe de l’extérieur, de l’objectif de Tucker qui remplit sa carte mémoire numérique de nouvelles jouissances, du contrechamp sur son visage satisfait de voir le sang prendre la place de l’écume.
La caméra de Byrne, elle, s’autorise à s’aventurer sous l’eau, et c’est là qu’elle détourne. Ici, il n’est jamais question d’attaques insensées ; le requin est présent, attiré par cette activité qu’il ne comprend pas. Lorsque Zephyr tombe une première fois à l’eau, le temps s’étire, la caméra montre le long corps magnifié du requin qui passe à côté d’elle, l’effleure et ne dévoile jamais un intérêt à l’idée de la croquer. Tout à coup, on se sentirait presque sorti du thriller horrifique pleinement assumé, un moment suspendu où tout s’esthétise, où l’on nous indique que c’est là que se cache la beauté, vers celui que personne, surtout celui qui se déclare pourtant son grand complice, ne veut réellement regarder.
Tucker, lui, devient cet animal dangereux au sens le plus strict du terme. À mesure qu’il perd le contrôle devant les multiples tentatives d’évasion de Zephyr, il devient primaire jusqu’à en perdre par moments le langage, effritant la carapace humaine lui permettant de maintenir ses couvertures sociales en place. Lorsqu’il surgit dans le champ au détour d’un virage, d’une irruption dans une pièce, il se distingue par des grognements poussifs alimentés par sa furie. Une partition que Jai Courtney habite à merveille, donnant des traits ogresques à ce corps décérébré, masse de muscle désormais réactive à l’instinct. Ce qu’il perd n’est pas que l’objet de sa lubie visuelle : il est aussi question de sa masculinité, de ses pauvres baloches qu’il perdrait par refus d’un monde plus juste, de l’impossibilité d’accepter qu’une femme, qu’une jeunesse plus réfléchie sur certains sujets, puisse lui retirer l’objet de ses plaisirs, de droits qu’il estime avoir acquis par nature. Dangerous Animals, c’est la confrontation d’une vieille garde avec une nouvelle époque qui survient pour dynamiter les codes. L’entreprise de Tucker est plus qu’une lubie meurtrière, elle est surtout une vengeance, une manière de prouver qu’il peut maintenir un cercle de domination où le masculin l’emporte. Nul doute que s’il y avait survécu, il nous aurait fait une petite vidéo de cuisson de barbaque en insultant une élue écolo.
Et si ce discours transparaît de manière aussi limpide, c’est surtout parce qu’il se veut bien trop surligné. Là où le parallèle cinéphilique est tout aussi frontal mais se transmet par l’image, Dangerous Animals a peur que l’on passe à côté de l’intégralité de son propos et préfère nous l’édicter, au cas où. Pour que Tucker puisse chercher la complicité d’un compère aux chromosomes XY et lui dire, au moment de sacrifier Zephyr, “Avoue-le, tu es un homme, toi aussi, tu sais qu’on a besoin de sentir ça”, il faut l’intervention d’un troisième protagoniste, ici rentré au chausse-pied dans une botte de pêcheur déjà bien pleine. Moses (Joshua Heuston), petit ami (selon lui)/coup d’un soir (selon elle) semble plus ajouté à l’intrigue pour que cette scène puisse exister que réellement se mouvoir dans le monde que le film décrit. Sa fonction est telle que l’introduction, qui montre un début de romance – assez programmatique – et une scène de sexe – heureusement non sexualisante pour l’héroïne – entre les deux, sert à poser les bases du caractère de Zephyr, sa tendance à fuir toute attache, la déclarant elle aussi animal dangereux car insaisissable.
On comprend Sean Byrne. La volonté de s’éloigner de ce qui a été un genre putréfié tout en restant dans sa tonalité horrifique lui a donné le besoin d’ajouter un peu de gras histoire qu’on ne le compare pas à ceux qu’il pointe. On lui pardonne aisément tant il a prouvé, par un film qui maintient son contrat divertissant mais déjoue habilement tous ses poncifs, que la sharksploitation n’avait pas besoin de grand-chose pour aller tutoyer le film-matrice qui l’a instaurée : il suffisait de savoir penser et de rappeler que tout film doit s’ériger contre ses précédents.
Thierry de Pinsun