Critique du film Conann

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Par Super Seven

le 04/12/2023

SuperSeven :


La pensée barbare

C’est à un étrange carrefour que se trouve l’œuvre de Bertrand Mandico, maintenant établi comme un cinéaste de long-métrage, après la révélation dans ce format, Les garçons sauvages, et le chef-d’œuvre After Blue (paradis sale). Son cinéma, traversé par une mécanique tout à fait propre d’obsessions plastiques et littéraires se trouve ainsi particulièrement sensible à la question de la redite stylistique et du renouvellement. C’est que Mandico agite depuis toujours la mutation des corps et des formes cinématographiques, place des personnages en vieillissement ou en transition de genre dans des espaces abstraits (une île, une planète) où les formes fusionnent.

Avec Conann, c’est toute la structure du récit qui prend la marque de l’indéfinition. Cette barbare préhistorique, inspirée de très loin par le héros de Robert E. Howard, passe d’une décennie à l’autre en se faisant abattre par un corps nouveau qui prend le relais. Ce sont donc six Conann différentes que l’on voit arpenter les époques et les régimes esthétiques – la préhistoire, un moyen-âge mythologique, le Bronx des années 90, l’Europe totalitaire, une aristocratie futuriste, puis les enfers après sa damnation – toujours accompagnée d’un démon à tête de chien nommé Rainer (interprété par la muse du cinéaste Elina Löwensohn). En forme de biopic (sur le modèle du Lola Montès de Max Ophüls), Conann vibre d’une densité tragique et spectaculaire en cela qu’il fonctionne comme un film-monde tout à fait resserré.

Car Mandico emploie comme toujours le poids des pauses, sidérantes, qui asphyxient d’une mélancolie empreinte de désir, ici celle du temps qui passe et du regret d’avoir trahi ses idéaux – on pense à la morbide cérémonie à laquelle la Conann de Christa Théret assiste, constatant avec honte la traîtrise qu’elle s’apprête à commettre. Mais tout cela se joue au service d’une œuvre protéiforme, insaisissable et en cavale. À peine remis d’After Blue, voyage halluciné, lancinant, appesanti dans les affres de la conscience, Conann nous donne à vivre un monde, un « réel où l’on se cogne », qui avance et mute toujours plus vite qu’on ne pourrait l’imaginer ; la fuite du temps en somme. « Un film qui tranche » après des « films qui coulent » nous confiait l’auteur ; et voilà qui s’applique drôlement à la violence bouchère à laquelle s’adonnent les personnages dans le mouvement holiste d’anarchie généralisé qui traverse l’objet Conann.

En cela, il est nécessaire de naviguer l’œuvre comme un conte de cinéma. Les films de Mandico ont toujours été éminemment digestifs, référentiels et réflexifs dans leur manière de l’être – Ultra Pulpe faisant office de manifeste pour les syncrétismes qu’expérimente l’auteur, en faisant dialoguer Max Ophüls et Joe d’Amato. Conann, au contraire, se construit comme une traversée de plusieurs contrées distinctes du pays-cinéma, dans un régime de composition plutôt que de synthèse contrairement à ses films précédents – or, c’est aussi toute la différence qu’on pourrait faire entre un modèle tarantinien du cinéma post-moderne et un modèle lynchéen. After Blue, en particulier, épousait le genre (western, science-fiction) comme un bloc codifiant et unitaire, qui révèle la psyché collective, une pensée du politique. Le régime de citation de Conann se trouve beaucoup plus intime, chaque segment raccordant une liste d’œuvres structurantes, qui cimentent, au fil du voyage, une dissertation, un dialogue psychanalytique entre les pièces d’une cinéphilie personnelle, ne s’axant pas sur un genre mais sur des œuvres et des auteurs, sans tangente géographique ou chronologique commune – il cite Kaneto Shindō, Fritz Lang, Jean Cocteau, David Cronenberg, Elem Klimov, Peter Greenaway, Marco Ferreri, tout cela accommodé par la silhouette de Rainer, fantôme cynocéphale de Fassbinder qui voyage d’un pas nonchalant dans les affres de cette abstraction composite.

Or, la radicalité de ce maëlstrom sans point d’ancrage, fresque qui ne s’arrête pas par la mort du personnage (puisqu’elle est racontée à la première personne depuis les Enfers dantesques sur lesquels le film s’ouvre) réside dans l’initiation d’un mouvement perpétuel, d’une dissertation sans conclusion – le dernier plan n’en est presque pas un, en trompe-l’œil : initier un mouvement de grue sur les parties vides du décor, comme une invitation à le repeupler d’autres histoires. Conann fonctionne de bout en bout comme un manifeste sur la mutation de sa propre forme, ajournant de segment en segment son décor, ses thématiques, son dispositif de mise en scène. La bande-originale du génial Pierre Desprats saisit toute l’arythmie de ce flux d’images, entre musique tribale, hip-hop et variété des années 60, agencée pour parachever un enchâssement chaotique de strates discontinues, une expérience du monde où les substances esthétiques se suivent et se contredisent.

Cette dynamique de free jazz permet, en pratique, toutes les digressions à Mandico, notamment lorsqu’il s’adonne au commentaire politique frontal, montrant un pacte diabolique entre barbarie totalitaire et élites corrompues au cours du segment d’Agata Buzek. Si l’on peut faire crédit au cinéaste d’un geste naïf sur toute sa filmographie, et qui irrigue sa lecture du politique, cette disposition sommaire de la symbolique fasciste en image mystique – prenant des airs du von Trier d’Europa – s’écourte avant d’avoir pu éprouver la singularité de son dispositif. Arrive, immédiatement après, le dernier segment, petit chef d’œuvre au sein du film, dans lequel Conann est interprétée par une Nathalie Richard diabolique. Cette satire d’un monde de l’art corrompu la voit mettre en œuvre son ultime performance : se faire cuisiner, puis dévorer par qui voudrait disposer de sa fortune pour créer. Car au-delà du commentaire, c’est une mécanique de tension et de dilatation unique qui opère tout au long de la séquence, la physicalité d’une image attendue et lentement repoussée, la cruauté grand-guignolesque d’un geste de farce, au nez et à la barbe du bon goût.
Surtout, la matière qui bout, le corps qui cuit, recomposé et disposé en œuvre d’art, et mastiqué, digéré, recyclé, sont peut-être une des images les plus saisissantes du cinéma de l’absorption que conduit Mandico, ici sous le prisme d’une composition diffractée.


Victor Lepesant

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